Banques et Etats: un nouveau dialogue
Les banques font intervenir deux types d’investisseurs au profil asymétrique: les actionnaires et les déposants (ou épargnants). Les actionnaires apportent la solvabilité, c’est-à-dire les capitaux propres. Ils sont les propriétaires de l’entreprise dont ils espèrent dividendes et plus-values. Mais, en contrepartie de ces espoirs de rendement, ils sont les premiers à absorber les pertes. Hormis un problème de liquidité, ce n’est, en effet, que lorsque les actionnaires auront perdu l’entièreté de leur patrimoine que les déposants seront impactés négativement, c’est-à-dire ne récupéreront qu’une partie de leur épargne. En même temps, si les actionnaires supportent les premières pertes, ils ne sont jamais obligés de combler le passif, c’est-à-dire d’apporter des capitaux propres complémentaires en cas d’insuffisance. C’est le principe de la société de capitaux à responsabilité limitée.
Techniquement, les actionnaires supportent le premier risque d’appauvrissement afin de protéger les déposants. En conséquence, une banque doit posséder des capitaux propres suffisants pour éviter que les épargnants soient impactés négativement en cas de perte majeure. Tout en appartenant aux actionnaires, ces capitaux propres agissent comme un absorbeur de choc. C’est d’ailleurs le rôle des réglementations prudentielles de type Bâle 3.
Depuis longtemps, les théoriciens académiques craignaient qu’au niveau mondial, le niveau des capitaux propres soit, en moyenne, insuffisant pour absorber des chocs extrêmes. Ces derniers constituent un risque systémique, c’est-à-dire un dysfonctionnement paralysant l’ensemble du système financier. La crise a révélé l’impréparation du secteur du crédit à des chocs systémiques et a mis en exergue les difficultés de résilience monétaire. De surcroît, un contrat a été rompu entre les banques et l’Etat. Cet accord tacite consistait à accepter que les institutions financières réalisent des bénéfices en tirant avantage de rentes de situation.
Démarche délicate
Cette liberté de profit avait toutefois une contrepartie: les banques devaient être gérées de manière suffisamment prudente et ainsi ne jamais devoir faire appel à l’aide des pouvoirs publics. Pendant des années, les pouvoirs publics ont ainsi payé une « prime d’assurance » aux banques en contrepartie de l’élimination du risque de sauvetage. Ce contrat est désormais rompu. A la réflexion, il était peut-être vicié car affecté d’un phénomène d’aléa moral (ou moral hazard): certaines banques ont pris des risques excessifs en sachant que l’Etat interviendrait en cas de problème.
Cet éclairage explique le rôle des pouvoirs publics dans le sauvetage des banques fragilisées. En effet, comme les banques jouent un rôle central dans l’économie et qu’en même temps, il est impossible d’exiger des actionnaires de combler leur passif, c’est aux Etats ou à un nouvel actionnaire de référence d’intervenir afin d’apporter le complément de capitaux propres. Dans les recapitalisations des banques belges, l’Etat s’est substitué à des actionnaires défaillants afin de mettre à la disposition des banques sa propre capacité de financement. La nationalisation est donc l’apport d’une responsabilité (en théorie) illimitée de l’actionnaire afin d’assurer la survie de la banque.
Bien sûr, un autre phénomène se dessine dans l’angle mort des sauvetages bancaires. Lorsque les Etats se dégageront du capital des banques – à une échéance probable de 3 à 5 ans –, ils devront céder leurs participations à des actionnaires de référence (fonds étatiques et autres). La démarche sera extrêmement délicate: ces nouveaux actionnaires apporter des capitaux propres pour compenser le retour à une responsabilité limitée de l’actionnaire. Il en résultera une dilution actionnariale, d’autant plus vraisemblable que les exigences en capitaux propres bancaires auront été rehaussées.
Spirale de destruction
Malheureusement, le problème affectant les dettes étatiques (ou souveraines) introduit une nouvelle dimension dans la configuration bancaire. En effet, ces dettes sont traditionnellement exemptées de pondération en capitaux propres au motif qu’elles sont non risquées. En d’autres termes, les actionnaires bancaires ne doivent pas couvrir l’investissement en dettes étatiques par des capitaux propres. C’est un des privilèges régaliens que les Etats se sont octroyés et dont les actionnaires privés ont bénéficié de l’effet d’aubaine, puisqu’ils ont pu limiter leur investissement en capitaux propres.
« Certaines banques ont pris des risques excessifs en sachant que l’Etat interviendrait en cas de problème. »
Or l’exemple grec, et peut-être portugais, infirme totalement ce postulat d’absence de risque. Il serait donc logique de considérer que les dettes étatiques sont risquées et exigent une couverture en capitaux propres. Malheureusement, ceci s’effectuerait au détriment des actionnaires privés des banques puisque les capitaux propres deviendraient insuffisants. Ils devraient alors peut-être faire appel aux Etats qui sont parfois les mêmes que ceux dont les dettes deviennent risquées. Il en résulterait une spirale de destruction de valeur et de contamination des ratings.
Mais, en même temps, pourquoi des actionnaires privés devraient-ils absorber un risque étatique, sachant qu’en cas de déconfiture, ils seront expropriés par l’Etat qui nationalisera la banque afin de protéger les déposants et le fonctionnement de son économie. A l’extrême, ce processus conduit à une nationalisation bancaire généralisée qui se concrétiserait au rythme des défauts étatiques.
Situation malsaine
Ceci illustre la circularité croissante du circuit financier. Depuis une quarantaine d’années (à savoir la fin des accords de Bretton Woods), les États ont délégué aux banques privées la création de monnaie, c’est-à-dire le droit régalien de battre monnaie. Depuis cette époque, ce sont essentiellement les banques qui créent la monnaie par un mécanisme qu’on appelle le multiplicateur de crédit. Les banques reçoivent des dépôts et, grâce à ces dépôts, octroient des crédits qui, eux-mêmes, pour partie, vont se retrouver sous forme de dépôts dans d’autres banques, donner lieu à de nouveaux octrois de crédits, etc. En d’autres termes, les dépôts font les crédits et les crédits font les dépôts.
Dans ce système, la hausse de la base monétaire dépend de la hausse du crédit bancaire. Le seul frein au dispositif est le niveau des capitaux propres des banques, qui oblige, chaque fois qu’un crédit est octroyé, à en geler une quote-part sous forme de capitaux propres. Mais, comme les banques ne doivent pas geler de capitaux propres pour des crédits au secteur public (c’est-à-dire en détenant des obligations d’Etat), les banques sont naturellement devenues l’agent, voire le prolongement, des États dans le cadre de la création de monnaie.
C’est incidemment une des nombreuses raisons pour laquelle la nationalisation des banques (ou un actionnariat public à long terme) est extrêmement malsaine: En exigeant des banques qu’elles les financent, les États créent de la monnaie en monétisant leurs emprunts et orientent, à leur avantage, le crédit. Les actionnaires des banques sont, quant à eux, des passagers clandestins de la création monétaire. Ils prennent le risque d’absorber les premières pertes du système bancaire avec l’espoir d’en engranger une fraction des bénéfices. Les actionnaires privés sont indispensables, car ils amortissent les pertes du crédit effectué au secteur privé. Ils savent aussi que leur véritable risque est la dilution de leur action suivant une nationalisation. C’est ce qui s’est passé récemment.
Dialogue constructif
C’est pour cela qu’il faudrait aborder les choses différemment. Il conviendrait, tout d’abord, d’autoriser les banques à diversifier suffisamment leurs activités afin de réduire leur dépendance par rapport à un risque étatique. Le retour généralisé à des banques traditionnelles non diversifiées et trop dépendantes des États porte d’ailleurs en lui le germe de leur annihilation. Cette diversification est possible sans tomber dans les travers du passé.
Mais ce n’est pas tout: il faudrait qu’au lieu d’une nationalisation comme aboutissement fatal d’une banque touchée par le risque étatique, les Etats refinancent, au travers d’obligations, les déperditions sur dettes étatiques de la même zone monétaire, sans dilution actionnariale excessive. Cette approche nous semble la seule qui permette de maintenir le secteur bancaire dans un état suffisamment éloigné d’une nationalisation tacite. Or un actionnariat robuste, stable et proche de l’économie du pays est critique pour le bien-être des citoyens.
En résumé, toute la difficulté des banques dans les prochaines années, qu’elles soient privées ou publiques, sera de restaurer leur solvabilité et leur accès à une liquidité stable. La solvabilité, c’est-à-dire le renforcement des capitaux propres, se traduira par une politique de dividendes réduits, d’éventuelles augmentations de capital et des cessions d’actifs (qualifiées de deleveraging). La liquidité sera, quant à elle, assurée par le maintien d’une base de dépôts stables, ce qui laisse augurer des campagnes d’attraction de commerciales agressives, surtout si des opérateurs étrangers tentent de capter l’épargne belge, traditionnellement très élevée. Immanquablement, cette évolution devrait conduire à une tarification plus fine et plus juste des crédits aux entreprises et aux particuliers.
Plus que jamais, les banques et les Etats on besoin de mener un dialogue constructif qui prenne en compte les dépendances réciproques et l’intérêt des citoyens. La solution passe par un accord tacite entre l’Etat et les Banques. Ces dernières doivent s’engager à financer l’Etat. Cette partie du contrat est déjà honorée par les banques belges qui ont augmenté significativement leur détention d’obligations belges. De son côté, l’Etat doit permettre aux banques de restaurer leur rentabilité et de diversifier leurs activités.
Doigté et habileté
Quoi qu’il en soit, la configuration des banques et leur supervision publique s’infléchiront au cours des prochaines années et l’abstention politique ne sera plus de mise. Les États devront financer leurs déficits vertigineux et s’appuieront sur les banques. Les dépôts seront protégés, mais au prix de la supervision des crédits et d’investissements bancaires en obligations d’Etat émis pour financer les gigantesques endettements étatiques. La création monétaire va donc réintégrer la sphère étatique, puisque les banques vont monétiser les emprunts d’Etat.
De leur côté, les États devront impérativement diminuer cet endettement afin d’éviter d’entraîner les banques dans leur chute. Ce ne sera donc qu’au prix d’une stricte discipline budgétaire des États que les banques ne seront pas collectivisées. Ce mikado financier exigera du doigté politique et de l’habileté technique. Lors de l’introduction de l’euro, les États européens ont accepté d’être dépouillés du contrôle de leur dette et de leur monnaie. Cela pourrait changer, dans un mauvais scénario de crise bancaire, au détriment des banques.
Tout le monde paiera cette crise bancaire: actionnaires, contribuables et déposants. Les actionnaires subissent des appauvrissements patrimoniaux. Les contribuables participeront au financement de l’Etat, tandis que les déposants en payeront la garantie (désormais activée), qui protège leur épargne au travers de taux d’intérêt bas. Mais ce n’est pas tout : au cours des prochaines années, les États et les banques entretiendront mutuellement leur solvabilité dans une relation qui confond les rôles d’actionnaire, de débiteur et de créancier. Les engagements bancaires et étatiques seront désormais croisés.