« Donner de l’argent est plus difficile que d’en gagner »

Philippe Dumont (Fondation Chimay-Wartoise)

Recentrer les activités du groupe Chimay sur son cœur de métier, en simplifier la structure et mettre en place les outils les plus à la pointe en matière d’intégration, de gestion financière et de bonne gouvernance: telles ont été les missions accomplies par Philippe Dumont depuis la création de la Fondation Chimay-Wartoise, en 1996. En parallèle, les activités relevant de sa vocation philanthropique ont, elles aussi, été développées et professionnalisées. Visite d’une organisation pour laquelle la responsabilité sociétale n’est pas un moyen, mais une fin en soi.

La Fondation Chimay-Wartoise est une fondation d’utilité publique créée à l’initiative de la communauté des moines de l’Abbaye de Scourmont, établie à Chimay. Désireuse de séparer sa vocation monastique des préoccupations économiques générées par le développement des entreprises qu’elle avait mises sur pied – brasserie, fromagerie, auberge,… –, la communauté des moines a fait apport des actions de ces sociétés à la Fondation avec une double mission: mettre en place une philanthropie de développement sur la zone de rayonnement traditionnelle de l’abbaye et gérer sagement les actifs reçus pour financer cette activité philanthropique.
« Le label ‘trappiste’ doit être interprété par les consommateurs comme un gage de qualité de fabrication des produits, mais aussi comme une garantie que les revenus générés par la vente de ceux-ci sont utilisés à des causes nobles, sociales et/ou éthiques, relève Philippe Dumont, secrétaire général de la Fondation Chimay-Wartoise. L’abbaye a donc conservé les droits sur la marque ‘Chimay’, laquelle est complémentée par le label ‘trappiste’ dont seule une abbaye cistercienne peut attester de l’authenticité. Pour le reste, la Fondation s’inscrit comme l’actionnaire de référence de l’ensemble des entreprises du groupe. Sa vocation déborde toutefois la mission patrimoniale pour englober la thématique du développement, en contribuant à l’essor de la région. »
Il se refuse toutefois à user de l’analogie avec un headquarter – toutes proportions gardées. « Le concept sous-tend une notion de pouvoir qui ne trouve pas sa place ici, justifie-t-il. La Fondation ne va jamais dans les sociétés du groupe en leur imposant des choses. Nous fonctionnons dans une logique de partage et de confrontations d’idées. Bien sûr, la Fondation a ses besoins et une philosophie. Les entreprises ont leurs besoins et rencontrent des contraintes de marché spécifiques. C’est au sein des conseils d’administration que les choix vont se cristalliser en tenant compte de tous les paramètres, mais toujours dans une logique de dialogue. »

Prise directe

Ingénieur commercial diplômé des FUCaM, Philippe Dumont a complété son bagage d’un certificat en gestion de PME, avant de suivre un post-graduat en droit fiscal et bon nombre de formations, notamment sur la gouvernance et le rôle de l’administrateur. « Le choix de mes options universitaires s’est fait sur base de la réputation des profs, confie-t-il avec le recul. Et les plus cotés étaient en marketing et en gestion commerciale. C’est pourquoi j’ai postulé dans des sociétés d’audit et dans des institutions bancaires afin de développer le volet financier et me doter d’une vision complète de la gestion d’entreprise. »

« Notre monde est un monde qui évolue lentement et qui a l’éternité devant lui. »

C’est à la BBL que sa carrière débute comme chargé de relations avec les grandes entreprises. Philippe Dumont y touche aux questions d’investissement, de paiement, de transferts – à une époque où l’on ne parle pas encore d’euro – et découvre la problématique de gestion de trésorerie de l’entreprise et la gestion de patrimoine, un bagage qui lui reste toujours bien utile aujourd’hui. Très vite, il se sent toutefois à l’étroit au sein de cette grande maison. « J’aime voir l’effet direct de mon travail, dit-il. Or, un grand paquebot comme celui-là manœuvre très progressivement. Il faut du temps pour voir bouger les choses. »
Il en est persuadé: c’est au sein d’une PME et dans une dynamique plus entrepreneuriale qu’il trouvera son épanouissement. « J’ai grandi dans le climat de crise des années ‘70 où on disait que c’était la fin des grandes entreprises, que le salut viendrait du tissu des PME. Et puis, dans une PME, vous êtes plus près de la prise de décision et pouvez avoir des effets beaucoup plus directs sur l’activité. » C’est ainsi qu’après trois ans passés dans la banque, il rejoint une des sociétés du groupe Chimay pour y exercer des responsabilités financières, avant d’être appelé pour créer la Fondation. On est alors en 1996.

Du sang neuf

A l’époque, le groupe Chimay est plus diversifié qu’il ne l’est aujourd’hui. « Nous avons pris la décision de nous recentrer sur les métiers de la bière et du fromage. Tout ce qui était périphérique a été cédé, en veillant bien entendu au respect des personnes. Nos produits ne jouent toutefois pas dans la même catégorie. D’une part, nous avons une bière de renommée mondiale exportée dans une quarantaine de pays et, d’autre part, des fromages caractérisés par un rayonnement plus national. La Fondation vient en soutien de ces activités, notamment dans une optique de professionnalisation de la gestion. Elle a une mission de philanthropie et doit donc faire en sorte que les entreprises dont elle dépend génèrent suffisamment de revenus pour lui permettre de développer ses activités. »
C’est dans cette optique également que des administrateurs indépendants ont été intégrés aux conseils d’administration de ces sociétés, avec le souci d’y apporter du sang neuf. « Il faut savoir que nous nous situons dans une situation hybride par rapport à une PME familiale dont le patron est seul maître à bord et à une plus grosse société qui recourt à de l’épargne publique et doit répondre à une série d’obligations. Nous sommes une PME, mais sans patron tirant un profit personnel de l’activité et, en tant qu’établissement d’utilité publique, notre système doit être proche de ceux des sociétés cotées en termes de transparence. »

Tradition philanthropique

Autre particularité: la philanthropie occupe une place importante à l’agenda de la Fondation. « En soi, ce n’est pas spécifique: la notion de responsabilité sociétale de l’entreprise s’est fort développée ces dernières années et bon nombre de sociétés créent des fondations ou initient des activités sociétales, observe Philippe Dumont. Notre spécificité tient plutôt dans le fait d’opérer le modèle en sens inverse: en effet, c’est la fondation qui possède les entreprises et pas les entreprises qui ont mis sur pied un outil à vocation sociétale. De plus, la philanthropie fait partie de la tradition de l’abbaye qui, après la guerre, a, par exemple, contribué à l’effort de reconstruction et de reconversion. L’action sociétale n’est donc pas une activité parmi d’autres, mais bien une finalité. »
Une professionnalisation n’en a pas moins été stimulée en la matière. « Nous avons d’abord commencé par créer un fond au niveau de la Fondation Roi Baudouin et, sur base des leçons tirées du soutien de projets pendant trois ou quatre ans, nous avons constitué une équipe en interne qui compte désormais quatre personnes. » Le soutien est principalement destiné aux six communes environnant Chimay et porte sur différents axes: créer des conditions qui développent les capacités de la jeunesse à prendre une place autonome et épanouie dans la société, favoriser le développement de conditions qui créent ou maintiennent des emplois durables dans la région et soutenir les acteurs locaux au quotidien.
« Nous fonctionnons essentiellement de deux manières, précise-t-il. D’une part, des demandes de soutien émanent du terrain et nous y répondons après sélection sur dossier par un jury de sept personnes choisies parmi un pool local qui compte aujourd’hui 45 personnes. Ce n’est donc pas la fondation qui sélectionne les projets. D’autre part, la Fondation initie elle-même un soutien à certaines actions qu’elle juge intéressantes mais manquant de l’ampleur nécessaire. »
La formule fera peut-être sourire certains directeurs financiers, mais Philippe Dumont n’en démord pas: « Il est plus difficile de donner de l’argent que d’en gagner, assure-t-il. La gestion financière, c’est quelque chose de technique et qui ne cesse de se complexifier, mais on peut toujours apprendre ou se faire aider. Donner de l’argent, c’est compliqué en ce sens qu’on contribue au développement d’une personne ou d’une activité en devant veiller à ne jamais se rendre indispensable, à ne pas tomber dans une forme d’assistanat organisé et à ce que le bénéficiaire ne perde pas sa dignité. L’objectif final, c’est d’accompagner les gens pour qu’ils deviennent autonomes. »

Philippe Dumont (Fondation Chimay-Wartoise)

Gestion durable

Le groupe Chimay emploie quelque 180 personnes, dont plus de la moitié de l’effectif au sein de la brasserie. Il réalise un chiffre d’affaires consolidé d’environ 50 millions d’euros « avec, cette année, un résultat un peu moins élevé que l’an passé qui avait connu des produits exceptionnels et en raison de la période chahutée en termes de placements, précise-t-il. Et cela, en dépit du fait que nous soyons restés très classiques dans les produits auxquels nous recourons, loin de toute spéculation. Nous veillons à nous inscrire dans des gestions de type durable: les rendements sont, mutatis mutandis, similaires à ceux des placements classiques, si ce n’est qu’ils montent moins haut et descendent moins bas. »
« Vocation monastique » et « respect des traditions » ne sont certainement pas antinomiques avec « modernité ». La Fondation veille à la tenue correcte des sociétés du groupe sur base de règles de management à la pointe, dont un reporting serré. « Nous ne recherchons toutefois pas la croissance pour la croissance, mais une croissance raisonnable et raisonnée de sorte de couvrir l’inflation, d’assurer la pérennité de l’outil et l’innovation requise et de répondre aux besoins en matière de philanthropique. Nous n’avons pas d’actionnaire à qui il faudrait montrer une croissance à deux chiffres! »
Philippe Dumont le concède: « Si nous le voulions, nous pourrions enregistrer une croissance beaucoup plus forte, en travaillant par shift par exemple, mais cela ne se ferait pas dans le respect de la tradition du lieu. Nous restons dans la logique d’un brasseur lié à une abbaye, et non l’inverse. Produire au sein d’une abbaye, c’est comme travailler dans la maison, des gens: le respect est donc essentiel. On n’utilise pas le lieu à des fins promotionnelles, par exemple. Quand on fait une extension à la brasserie, on le fait en respectant le patrimoine. Notre monde est un monde qui évolue lentement, avec un historique important, et qui a l’éternité devant lui. Nous faisons évoluer les choses progressivement de sorte de faire face aux exigences des clients et de l’administration, en respectant nos valeurs. »

Garantie de pérennité

Chaque PME du groupe rémunère son personnel en fonction de sa commission paritaire, avec un équilibre recherché au niveau des avantages extralégaux. Une partie des bénéfices revient au personnel par le biais du dispositif instauré par la CCT 90 que le groupe a été parmi les premiers à appliquer via une prime calculée sur base des résultats consolidés. « Nous avons toujours veillé à évoluer depuis la création de la fondation, souligne-t-il, en particulier en matière de gouvernance. La nécessité de rendre des comptes est inscrite dans nos gènes. C’est aussi une façon de donner un maximum de garantie à la pérennité du fonctionnement de l’ensemble. »
En matière financière, cette gestion comporte certaines subtilités dont il faut tenir compte. « Nous sommes à la frontière de deux mondes, car nous mixons des comptes d’établissement d’utilité publique, d’a.s.b.l. et d’entreprises commerciales. Nous avons une unité TVA. Tout cela se gère sous l’impulsion de la fondation qui utilise toutes les techniques permettant la plus grande transparence en se mettant au service des PME et d’une région. Notre mission est de servir une région et non pas de se servir de la région. »
A l’agenda de Philippe Dumont et de son équipe figure également l’enjeu du développement durable, notamment en matière d’énergie propre, mais aussi de gestion du personnel. « Nous nous devons d’être exemplaires dans les trois piliers du développement durable: en effet, si une organisation comme la nôtre ne l’est pas, il ne faut pas espérer qu’une entreprise cotée en Bourse le soit! Le défi de la solidarité est bien là: la crise montre que notre société ne peut plus fonctionner comme elle l’a fait jusqu’ici. On a trop montré que des entreprises vivaient de plus en plus en déconnection des réalités de terrain. Nous avons la responsabilité de corriger cette image et de stimuler des initiatives solidaires allant au delà du simple maquillage pour être vraiment utiles à la société. »

Agir en laboratoire

Dans ce contexte, la Fondation doit elle aussi réfléchir à son positionnement, mais également servir d’exemple en s’essayant à des initiatives pilotes, ajoute-t-il. « Dans une région comme la nôtre, nous devons agir comme une sorte de laboratoire afin d’approcher les problématiques de formation, de revalorisation de l’enseignement professionnel, d’inadéquation entre les compétences enseignées et les besoins des entreprises, etc. Nous avons par exemple contribué à la mise en place d’un service de garde d’enfants pour favoriser l’employabilité et l’insertion professionnelle. Nous avons un rôle à jouer dans tout ce qui permet aux gens d’accéder au développement de soi par le travail et à l’autonomie. »
La Fondation dispose d’un budget de 2,3 millions d’euros, dédicacé à tout ce qu’elle réalise à l’extérieur. Mais le contexte de crise ne risque-t-il pas d’affecter l’intensité de ce mécénat? Il répond par la négative. « Et c’est facile à comprendre: c’est tout simplement maintenant qu’il faut intervenir. Nos budgets n’ont jamais baissé, car si on ne le fait pas à l’heure actuelle, on ne le fait jamais! La philanthropie ne peut pas être un positionnement commercial ou une démarche marketing que l’on mène quand la conjoncture est bonne! Ce doit être un objectif permanent, une fin en soi. »
Philippe Dumont conclut en prenant un peu de hauteur. « On nous dira que les besoins en matière de philanthropie sont infinis. C’est vrai, mais il ne faut pas s’illusionner sur sa réelle capacité à y répondre. Chacun doit apporter sa pierre à l’édifice, car plus d’individus se retrouveront exclus et marginalisés, plus la société sera difficile à vivre. On ne saura pas aider tout le monde, mais le vrai risque réside dans un repli égoïste. Il y a grand besoin d’un sursaut de solidarité interpersonnelle dans ce monde qui va de bulle en bulle, et arrivant même au sommet des bulles avec le problème des dettes d’Etat. On est allé trop loin et on ne peut céder aujourd’hui à la tentation de rejeter la faute sur l’autre. Si on ne réagit pas, la masse d’exclus va finir par vouloir se charger elle-même du partage… »

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