L’étonnante re-domestication des dettes publiques

Bruno Colmant

Un phénomène majeur est en train de se dessiner en Europe: la re-domestication des dettes publiques. Cette re-domestication est une des nombreuses facettes de ce qui constitue la « répression financière » mise en œuvre par les Etats pour renforcer leur stabilité financière. Que faut-il en retenir?

Ceci exige un mot d’explication. Lors de la création de l’Euro, les différents Etats, libérés du carcan de leur monnaie nationale, ont dissous leur risque monétaire dans l’Euro. Cela a conduit à étendre, pour chaque pays, le champ de leurs débiteurs, puisque le risque de cours de change, disparu par la création de l’euro, était mutualisé. Mais le risque de crédit des différents Etats a aussi diminué, puisque les autorités monétaires ont, dès la création de la monnaie unique, postulé qu’aucun pays ne ferait défaut.
Cet incroyable effet d’aubaine a permis à des pays faibles (qu’on appelle désormais les pays périphériques ou PIIGS) de se financer à des conditions anormalement basses. Ces pays se sont protégés en diversifiant leurs créanciers au travers de leur internationalisation. Cela a aussi permis à leurs banques de s’étendre, puisque le risque de défaut étatique et de cours de change était gommé. Je suis d’ailleurs de plus en plus convaincu que le choc bancaire européen a été facilité par l’euro. Cela suscite incidemment de nombreuses questions.

Se mettre à l’abri

Seulement… ce qui est arrivé change tout. Les problèmes de la zone euro sont liés aux divergences économiques structurelles entre pays, et cela entraîne des chocs sismiques d’une gravité insoupçonnée. Le véritable risque est désormais le risque systémique, c’est-à-dire le risque de l’écroulement du système monétaire. Ce risque est évidemment aggravé par la mutualisation des créanciers des différents Etats. En d’autres termes, la dilution des créanciers protège les pays faibles, mais se fait au détriment de l’ensemble de la zone Euro. C’est ce qui explique que le problème grec, qui, en termes relatifs, était ancillaire a eu un tel effet de migration et de diffusion du risque.
Et c’est à ce stade que ce phénomène très interpellant de re-domestication des dettes prend forme. On observe, en effet, que les pays faibles utilisent les prêts de la Banque Centrale Européenne servent pour « racheter » leur dette publique détenues par des créanciers étrangers, eux-mêmes désireux de diminuer le risque et l’exposition qu’ils ont sur ces pays. Cette re-domestication est une des nombreuses facettes de ce qui constitue la « répression financière » mise en œuvre par les Etats pour renforcer leur stabilité financière.
Mais ce phénomène de re-domestication est aussi visible en Belgique, dont les banques et les compagnies d’assurances augmentent la partie de leurs actifs investies en obligations belges. Cela répond à deux motifs: la vente d’obligations PIIGS risquées doit trouver un remploi et l’investissement en obligations de leur propre pays est un choix peu blâmable, puisqu’il n’y a pas de raisons, à priori, de se protéger contre son propre pays. Mais c’est aussi une manière de se mettre à l’abri d’une éventuelle scission de la zone euro.

Plusieurs enseignements

La re-domestication des dettes est donc un phénomène qui s’auto-entretient et se dissémine. En effet, une compagnie d’assurances belge, par exemple, va naturellement réinvestir une partie du produit de la vente des obligations des pays faibles en Belgique afin de se mettre sous la protection de son propre gouvernement. Une re-domestication des dettes pays faibles déclenche donc son extension dans les autres pays européens, un peu comme si la diffusion internationale des dettes publiques, auparavant alimentée par l’introduction de l’euro, se concentrait à niveau.
En termes d’analogie monétaire, tout se passe comme si les pays de la zone euro devenaient de plus en plus indépendants les uns des autres, à l’instar de la période précédant la monnaie unique, lorsqu’un risque de change y était attaché. Ceci étant, quelles sont les enseignements de cette re-domestication des dettes publiques? Il y en a plusieurs:
Cela diminue le risque systémique global de la zone Euro, et c’est positif.
Cela facilite le sauvetage éventuel de pays faibles. L’exemple grec est, à cet égard, très révélateur. Ce sont des créanciers étrangers qui ont dû accepter un abandon de créances, plus que les banques grecques elles-mêmes. Une re-domestication de dettes publiques permet de circonscrire plus précisément l’envergure d’un futur sauvetage étatique. Ce point est aussi favorable.
Cette re-domestication allège aussi le rôle de la Banque Centrale Européenne en tant que prêteur en dernier recours puisque son risque systémique est réduit.
Par contre, cette re-domestication est un pas éventuel vers une aggravation des différentiels de risques entre les pays de la zone euro, et constitue, pour certains, un préalable à une scission de la zone euro, puisqu’il serait plus facile de l’opérer avec des pays qui sont plus autonomes en termes de financement de leurs dettes publiques.
Cette re-domestication est aussi une très mauvaise pour les citoyens des pays concernés, puisque leur économie devient plus insularisée et moins encline à un phénomène d’expulsion vers l’étranger de leurs difficultés domestiques.
Ce dernier point explique peut-être pourquoi les pays faibles sont soumis à des programmes d’austérité récessionnaire, dont les effets de contagion sont plus limités si leur dette publique est re-domestiquée.

Mauvaise nouvelle

Dans le sillage de la re-domestication de la dette, des questions fondamentales se posent en matière de gestion de portefeuilles obligataires, pour les investisseurs institutionnels (banques et surtout compagnies d’assurances) qui investissement en titres d’Etat. Ces derniers sont favorisés par les réglementations prudentielles en ce que ces investisseurs ne doivent pas détenir de capitaux propres en regard des investissements en obligations étatiques.
Une première analyse pourrait conduire à promouvoir les investissements dans ces pays faibles, au motif que les obligations de ces derniers contribuent à une bonne diversification qui atténue le risque. Mais, au-delà de cette première intuition, il faut se rappeler que le risque souverain est non diversifiable, car s’il se concrétise au travers d’un défaut ou d’un rééchelonnement de dettes, il relève de l’expression régalienne des pouvoirs publics et non d’une circonstance de marché. Or, dans ces matières, les investisseurs étrangers d’un pays en défaut sont purement et simplement expropriés.
En conclusion, cette re-domestication des dettes est une très mauvaise nouvelle pour les gestionnaires d’actifs qui, plus qu’auparavant, vont devoir confiner leurs investissements à des obligations émises par leur propre gouvernement. Ceci conduit à une déplorable, mais logique, proximité accrue entre les entreprises financières privées et leurs autorités de tutelle. Cette re-domestication des dettes publiques conduira aussi, à terme, à fragiliser les modèles bancaires trop larges, ou à tout le moins à restreindre le champ des banques transfrontalières. C’est navrant, parce que les banques doivent réaliser des économies d’échelle qui sont justement favorisés par un large marché d’obligations souveraines mutualisées.

Aucune illusion

La re-domestication des dettes publiques amplifie aussi la volatilité des actions financières. L’actionnaire bancaire est, quant à lui, dépendant de la crise souveraine puisque les banques sont des caisses de résonnance de la crise des dettes publiques. C’est pour cela qu’il faut absolument que les banques restent privées. Ceci étant, au cours des prochaines années, les États et les banques entretiendront mutuellement leur solvabilité dans une relation impure qui confond les rôles d’actionnaire, de débiteur et de créancier. Les engagements bancaires et étatiques seront désormais croisés. Si la crise étatique se prolonge, on constatera d’ailleurs une convergence des notations de crédit des banques et États européens.
Face à cette réalité, les banques font bien sûr remarquer que les dettes d’Etat (telle que la dette grecque ou irlandaise) ne sont plus exemptes de risques. De surcroît, les banques ne sont pas dupes : à peine aidées et recapitalisées, elles se dépêchent de rembourser les aides publiques et de se défaire des garanties étatiques afin de diminuer leur dépendance par rapport aux gouvernements de leurs pays.
Elles ont raison, car le pire serait de développer une doctrine d’actionnariat d’État. Les autorités n’ont ni vocation, ni compétence à demeurer actionnaires des banques. Pour autant, les banques ne doivent se faire aucune illusion: elles seront interpelées par les États, qui ne pourront pas se passer de leur capacité de financement. Les États pourront, quant à eux, légitimement opposer aux banques qu’ils ont dû sauver le système bancaire et ont naturellement le droit de continuer à le contrôler.

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