Euro: le compte à rebours de la fin?

Bruno Colmant

Jour après jour, telle une catastrophe que l’on visionne au ralenti, la zone Euro se rapproche inéluctablement d’une situation chaotique, c’est-à-dire sa dislocation. Ce choc monétaire n’est pas conditionné par le résultat des élections grecques ou les orientations budgétaires allemandes. Même l’immobilisme récent de la Banque Centrale Européenne (BCE) devient un élément accessoire dans ce paysage mobile. C’est beaucoup plus grave…

L’entente entre les peuples européens n’est plus suffisante pour partager l’expression ultime du pouvoir régalien, à savoir celui de battre monnaie commune. D’ailleurs, qu’est-ce que la monnaie, sinon une convention étatique destinée à supporter les transactions et l’épargne? Or, la valeur de l’épargne, c’est la mesure du temps. Ce temps a déjà été emprunté aux futures générations par l’accumulation d’une dette publique qui leur sera léguée. Aujourd’hui, après avoir gaspillé la croissance de ces prochaines générations, les pays de la zone Euro ne partagent plus la même vision du futur.
Treize ans après la consécration d’un projet politique qu’avaient porté des hommes visionnaires, gardiens de la conscience de la dernière guerre, des Etats européens risquent de se dire adieu, s’abandonnant à une reconfiguration monétaire et à des dérives économiques. Ces dernières ne seront pas lentes, mais désordonnées, car il est impossible d’assurer l’ordre social sans discipline monétaire. Des pays traverseront des spasmes politiques et nationalistes afin d’espérer retrouver les bases d’une économie stabilisée.

Clandestins de l’Euro

Est-ce à dire que certains pays n’ont jamais désiré de monnaie unique, si ce n’est pour satisfaire des intérêts de circonstance ou tirer profit d’effets d’aubaine? Ce n’est pas exclu. Le mouvement politique qui aurait dû accompagner le cerclage monétaire n’a jamais été instauré. Certains pays furent les passagers clandestins de l’Euro. D’autres virent l’intérêt immédiat d’étendre leur marché intérieur en évitant une réévaluation de leur monnaie.
Pendant longtemps, nous avons cru, comme de nombreux économistes, que la vision politique de la monnaie unique serait assez profonde pour prendre la mesure des enjeux à long terme. Mais, après trois ans de tergiversations monétaires et de pusillanimité communautaire, force est de constater que l’optimisme de l’intelligence doit s’écarter au profit du pessimisme de l’absence de volonté. C’est un désastre.
Au reste, qu’observe-t-on? Sans accepter les conséquences de cette adhésion, des pays européens faibles et peu industrialisés se sont imposé une monnaie forte, typique des pays disciplinés par les exportations manufacturières. Par l’adhésion monétaire, ces mêmes pays ont pu accroître leur endettement public à des conditions anormalement favorables. Tout s’est passé comme si la disparition du risque de change avait, au lieu de renforcer les structures socio-économiques de certains Etats, permis d’emprunter la solvabilité de l’Allemagne.
A côté de ce phénomène d’aubaine, peu comprirent que l’Euro était un choix volontaire d’appartenance à une économie de marché libérale et flexibilisée. En effet, une zone monétaire n’a d’existence que si les facteurs de production, c’est-à-dire le travail et le capital, sont fluides et mobiles au sein de la zone. Mais, contrairement aux anticipations, les différents pays européens ont accru le poids de l’Etat dans l’économie marchande, en calcifiant la réglementation du travail et en rendant l’adaptation des facteurs de production visqueux. Au lieu d’assouplir l’économie, les conditions d’emprunt public apportées par l’Euro ont renforcé les États-providence.

Orientations erratiques

Les autorités européennes auraient dû confronter ces Etats-membres à ces dérives d’augmentation de l’endettement public, et ceci bien avant la crise de 2007 qui ne fut, rétrospectivement qu’un révélateur de dysfonctionnements plus profonds. Pourtant, aucun message sérieux ne fut donné. En même temps, chacun savait que le coût du vieillissement de la population commencerait à submerger les finances publiques. Là non plus, rien ne fut anticipé, un peu comme si l’effet d’euphorie de la monnaie unique aurait pu gommer les réalités objectives.
L’indolence politique communautaire, la complaisance régulatrice et les rigidités sociales s’ajoutèrent au manque de prospective pour conduire nos économies européennes à un niveau d’endettement insoutenable et incompatible avec une monnaie qu’on veut unique, mais à laquelle on ne veut pas sacrifier l’indépendance fiscale et budgétaire nationale. Nous écrivions que tout se met en place pour un désastre monétaire. Pour observer ces éléments que les marchés financiers ont déjà anticipé, tant par des taux d’intérêt intolérables au Sud de l’Europe que par une perte de valeur des entreprises financières de 50% en un an, il suffit de constater le caractère erratique des orientations politiques.
En effet, alors qu’un chômage gravissime (11% de la population active en Europe) s’ajoute à une contraction conjoncturelle inédite, les autorités politiques européennes imposent aux pays fragilisés des programmes d’austérité qui conduisent à une spirale mortifère, c’est-à-dire à une récession alimentée par la rigueur. Ces programmes budgétaires fragilisent gravement les banques locales, déjà confrontées à des pertes abyssales.

Mauvaise fuite

En même temps, les récentes interventions de la BCE sont destinées à permettre aux banques des pays faibles de racheter la dette publique de leurs propres Etats. Ces pays (Portugal, Italie, Espagne, etc.) dérivent donc progressivement du marché européen des capitaux et doivent se reposer sur leur épargne locale, pourtant mise à mal, pour se financer. Le risque de contamination financière en est réduit, mais au prix d’une fragilité individuelle de chaque pays. Cela conduit à une nationalisation tacite des secteurs bancaires, dont l’alimentation en liquidité va inévitablement se tarir. Ces mêmes établissements financiers pourraient même s’effondrer, sauf à espérer un support européen qu’on ne leur accordera qu’à des conditions inacceptables socialement.
On est donc loin de l’idée des hypothétiques Eurobonds que l’Allemagne réfutera. Pourquoi ce pays, qui a permis aux autres Etats membres de s’endetter aux conditions de sa discipline sociale, accepterait-il désormais de devoir être soumis aux conditions des pays laxistes? Le même raisonnement vaut pour l’illusoire « union bancaire » et les protections européennes des dépôts, qui sont des ectoplasmes en temps de crise financière.
D’ailleurs, qu’observe-t-on déjà dans les pays faibles, si ce n’est une massive fuite de l’épargne vers d’autres pays, de peur que l’expulsion monétaire grecque ne soit, à brève ou moyenne échéance, transposée à d’autres Etats-membres. C’est la preuve que les citoyens des pays périphériques ont perdu la confiance dans leur propre Etat, alors que cette confiance en la monnaie est précisément la garante de l’apaisement social.

Deux catégories

Que va-t-il donc se passer si la Grèce abandonne l’Euro? Les autres pays périphériques, tétanisés par le cas grec, devront nationaliser leur secteur financier et imposer des restrictions aux mouvements de capitaux qui tenteront de fuir les pays. Il en résultera un dirigisme étatique. Ces mêmes pays du Sud de l’Europe ne formeront plus une zone monétaire homogène, mais adopteront des devises distinctes, sauf peut-être l’Espagne et le Portugal qui coexisteront sous le même étalon monétaire. Ce ne sera donc pas une Europe à deux vitesses, mais une boîte de vitesse en pièces détachées.
Les pays du Nord de l’Europe resteront groupés dans une zone Deutsche Mark étendue au Benelux, à l’Autriche, à certains pays du Nord ou de l’Est européen, voire à la Pologne. La France rejoindra cet agrégat monétaire alors que les sorts de l’Italie ou de l’Irlande sont plus incertains. Les marchés financiers ont, quant à eux, déjà choisi, rangeant, au travers du taux d’intérêt, les pays européens dans deux catégories, dont l’épicentre allemand est désigné par des taux proches de zéro ou négatifs.
Mais ne nous réjouissons pas de cette situation où la Belgique serait apparemment du bon côté de l’Europe, encore que les différences régionales entre la Flandre et la Wallonie constituent elles-mêmes une césure économique. La fin de la zone Euro porterait les germes d’une dislocation des flux de commerce et entraînerait, au-delà des pertes immédiates, une contraction du PNB à laquelle s’ajouteraient les contraintes d’une monnaie, c’est-à-dire un Deutsche Mark, forte. Les marchés boursiers subiraient une très sévère et longue correction.

Voie de sortie

Voilà le tableau de la désolation à laquelle le manque d’harmonisation européenne ou l’expulsion monétaire de la Grèce pourrait conduire. Et que les tribuns mal informés cessent de blâmer les banques et les marchés financiers, boucs-émissaires commodes d’une crise financière systémique! Ce ne sont pas les banques qui ont dérivé, mais les États, c’est-à-dire nous qui avons péché par manque de discipline, croyant que l’endettement s’assimilait à du capital.
Il reste une voie de sortie mais dont l’orifice s’amenuise jour après jour, à savoir une intégration brutale des structures politiques accompagnée d’une injection monétaire massive et d’une inflation subséquente qui allègerait le poids des dettes et permettrait un rééquilibrage générationnel des richesses. Il faudra que les banques du Sud soient recapitalisées afin d’éviter un effet domino. Le 9 juillet, le mécanisme de stabilité monétaire sera activé avec une capacité d’action de 500 milliards. Ce sera le dernier effort allemand.
Mais nous craignons que, sauf une expression de volonté décisive, les Etats membres, tels les artisans de la Tour de Babel, aient commis un péché politique assorti d’une vanité monétaire. Ils ne parlent plus la même langue. Les messages politiques s’assimilent à une cacophonie. Le temps leur est – nous est – désormais compté. L’été 2012 sera le moment de vérité. Sans avancée politique majeure, ce sera, au mieux, une injection monétaire colossale pour sauver l’Euro temporairement ou sa désintégration…

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