Intuitions sur le dollar américain

Bruno Colmant

Depuis près de 40 ans, l’économie est construite sur une superposition de monnaies fiduciaires et dématérialisées. Parce qu’elle est fiduciaire, la valeur de la monnaie est fondée sur le degré de confiance associé à un gouvernement de contrôler son pouvoir d’achat futur relatif. Mais, plus fondamentalement, la monnaie repose sur la compétitivité, l’ordre social et la puissance militaire. Comment articuler cette réalité par rapport au dollar?

Pour bien appréhender les choses, il faut se pencher sur l’histoire monétaire récente des Etats-Unis. Les accords de Bretton Woods furent probablement la plus grande réalisation monétaire du vingtième siècle. Consacrés avant la victoire alliée sur le Japon et l’Allemagne, ces accords monétaires bâtirent la reconstruction d’après-guerre et portèrent sur les fonts baptismaux les trente années glorieuses (1944-1974). Les accords de Bretton Woods postulèrent une parité fixe entre les monnaies des pays développés, fondée sur l’étalon-or. Ce système, qualifié de Gold-Exchange Standard, définit les devises dans un rapport au dollar, qui lui-même est rattaché à l’or dans une proportion de 35 dollar pour une once (31 grammes).
Dans ce système, les différentes monnaies furent formulées par des cours de change fixe, mais il était convenu que la convertibilité des dollars en or ne soit pas effectuée. En d’autres termes, les États-Unis exigèrent que les Banques centrales étrangères, détentrices de dollars, ne réclament pas leur conversion en or. Ce système conduisit à établir la suprématie du dollar sur l’économie mondiale, puisque la croissance et l’inflation étaient définies par ce pays. Le Fonds Monétaire International fut créé afin de surveiller les politiques nationales.

Meilleur alibi

Comme les américains avaient imprimé trop de dollar. Avec le recul du temps, il est insensé de lier une masse monétaire à un stock aurifère. Un étalon monétaire présente aussi l’inconvénient de contraindre excessivement les politiques monétaires et fiscales conjoncturelles. Pourtant, ces accords eurent le mérite de discipliner les États. Dès qu’ils furent démantelés à l’initiative des États-Unis, les États européens s’engouffrèrent dans une politique d’endettement indisciplinée, qui consista à alourdir les finances publiques pour masquer la mutation économique des années septante et quatre-vingt. Keynes fut incidemment le meilleur alibi des politiques sociales redistributrices et anesthésiantes.
Lorsqu’on examine la politique monétaire des États-Unis, il importe d’adopter un angle d’approche empirique. Il n’y a aucun invariant à déceler, si ce n’est peut-être la doctrine Roosa (1919-1993), le sous-secrétaire d’Etat au Trésor de Kennedy qui fut père spirituel de Paul Volcker. Dans les années soixante, Roosa formula donc les préceptes de la politique monétaire américaine. Il affirma que si la quantité de dollars en circulation explosait, ce n’était pas un problème américain, mais celui des pays qui accumulaient des surplus commerciaux.

« Par deux fois depuis la Seconde Guerre Mondiale, les Américains ont soldé leurs dettes de manière unilatérale. »

A l’époque, Roosa visait plus particulièrement l’Allemagne et le Japon qu’il pressait de développer leur consommation extérieure. L’observateur attentif remarquera qu’à 50 ans d’intervalle, les américains formulent la même exigence: ils exigent une relance de la demande intérieure européenne et chinoise, une réévaluation progressive de la monnaie chinoise et s’opposent à toute dépréciation de l’Euro, qui mettrait un frein aux exportations américaines tout en contrariant les importations européennes. L’histoire se répète inlassablement.

Droit de seigneuriage

De surcroît, les États-Unis vivent depuis des décennies dans une tension extrême, poussant les feux d’une économie essentiellement alimentée par la consommation intérieure et l’endettement massif des ménages. Cette caractéristique est d’ailleurs une distinction importante par rapport aux économies européennes dont le degré d’ouverture, et donc de fragilité monétaire, est nettement plus important.
Cette singularité de l’économie américaine s’ajoute au fait que le dollar américain reste nolens volens la devise de référence incontestable. Les États-Unis entretiennent subtilement cette prédominance monétaire au travers d’orientations géopolitiques qui sont congruentes avec la politique monétaire. Le rôle dominant du dollar confère aux États-Unis un droit de seigneuriage particulier, consistant à faire supporter par leurs créanciers le risque de change de leurs propres dettes.
Par deux fois depuis la Seconde Guerre Mondiale, les Américains ont soldé leurs dettes de manière unilatérale. C’est arrivé en 1971, lorsque Nixon a suspendu la convertibilité en or du dollar, mettant fin aux accords de Bretton Woods. La seconde manifestation d’autorité monétaire a consisté à la diffusion des crédits immobiliers américains, dont la déliquescence a entraîné la matérialisation d’un risque systémique et de nombreuses faillites bancaires.
La solution monétaire imaginée il y a 40 ans par l’administration américaine n’est plus transposable dans une économie globalisée, et surtout plus complexe tant en termes de flux commerciaux que d’interdépendances monétaires. Pour la première fois depuis le début de leur histoire, les États-Unis ne contrôlent plus militairement leurs créanciers. Une dépréciation du dollar ne peut donc pas relever d’un acte régalien destiné à appauvrir les créanciers de la dette publique américaine, sauf à induire des déséquilibres dans le domaine géopolitique.

Une devise faible?

De plus, la mondialisation a conduit à une lente exportation de toutes les capacités industrielles vers les pays asiatiques. Les États-Unis se sont dépossédés des investissements productifs, ou à tout le moins d’une partie de la chaîne de production. Quelles seront alors les lignes de crête de l’économie américaine au cours des prochaines années? Elle sera le reflet d’un déséquilibre structurel entre, d’une part des pays en développement qui dégagent un surcroît d’épargne par rapport à leur capacité à la dépenser, et, d’autre part, une épargne insuffisante des États-Unis par rapport à leur capacité de production. Cette situation est aggravée par une dette extérieure américaine gigantesque. La confrontation avec une perte de puissance économique et militaire sera intuitivement traduite dans un dollar structurellement faible, suivant une politique monétaire expansionniste.
Alors, confrontés au surendettement, à la désindustrialisation et au déplacement des centres de recherche vers l’Asie, que vont faire les États-Unis? La réponse sera probablement un mélange de complaisance monétaire qui devrait conduire à un dollar structurellement faible et d’un protectionnisme industriel larvé. Ceci pourrait entretenir des pressions inflationnistes qui alimenteront elles-mêmes la faiblesse du dollar. Mais, au-delà des effets sur le dollar qu’on peut dériver de l’assouplissement monétaire, la faiblesse du dollar ne serait pas incompatible avec le déficit commercial des États-Unis.
Un fait reste probable, à savoir que les États-Unis garderont encore longtemps le monopole de création de la monnaie de réserve universelle, mais le dollar deviendra probablement une devise faible, au fur et à mesure que son statut de monnaie-refuge se dissoudra. Il ne faut pas pour autant se réjouir de cette situation: une chute violente du dollar entraînerait une contraction, voire une possible implosion temporaire, de l’économie américaine et une paupérisation de l’ensemble des pays qui ont accumulé des réserves de change en dollars.
Par rapport l’Euro, la faiblesse du dollar sera, il est vrai, compensée par les risques de fragmentation de la monnaie unique européenne. Le rapport de change entre les deux devises reflétera donc l’équilibre relatif des dettes publiques et de l’expansionnisme monétaire constatés sur les deux continents…

Bruno Colmant est docteur en économie appliquée (ULB), professeur à la Vlerick Management School, à l’ICHEC et à l’UCL, membre de l’Académie Royale de Belgique et membre du comité de rédaction de Finance Management.

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