La crise politique a impacté les fluctuations boursières

Thomas Jeegers

En période de crise politique en Belgique, les événements politiques ont un impact hautement significatif, et plutôt inattendu, sur les fluctuations boursières. C’est la conclusion du travail de fin d’année réalisé par Thomas Jeegers (UCL), un des trois lauréats de l’ING Thesis Award 2012. Il partage les fruits de son étude.

Les cours de bourse reflètent-ils correctement toute l’information disponible dans l’économie, en période de crise politique? Les fluctuations boursières en période d’instabilité politique ont reçu une attention particulière dans la littérature financière et économique lors des 20 dernières années. Comme certains auteurs économiques centraux des années 90 l’ont identifié, plus de 40% des variations de prix sur le marché boursier ne peuvent pas être expliqués par l’activité économique réelle. Différents auteurs ont tenté d’identifier les autres variables qui pourraient expliquer les fluctuations boursières. Parmi ces variables, les événements politiques ont souvent été mentionnés.

Avec ce mémoire, nous ajoutons une pièce à l’édifice de cette littérature en abordant un sujet qui, au meilleur de notre connaissance, n’a pas encore été analysé auparavant: l’impact de la crise politique belge (2010-2011) sur le principal indice de la Bourse de Bruxelles: le BEL20. La logique intrinsèque de notre analyse est que les politiques publiques mises en place par le gouvernement sont essentielles pour les investisseurs, puisqu’elles définiront l’environnement dans lequel ceux-ci effectueront leurs transactions. Ces transactions, à leur tour, influenceront le prix et donc le rendement des actions concernées. Dans le cas belge, un gouvernement temporaire était en place pendant la crise de 2010-2011. Il n’était censé s’occuper que des affaires courantes et non pas des décisions importantes qui ont laissé les gouvernements précédents incapables de trouver une solution. Pour cette raison, l’environnement pour les investisseurs était, au mieux, instable et donc source d’incertitudes.

Etude d’événements

Du 26 avril 2010 (date de démission du gouvernement Leterme II) au 6 décembre 2011 (date de la prestation de serment d’Elio di Rupo en tant que nouveau premier ministre), les 589 jours pendant lesquels la Belgique est restée sans gouvernement constituent une crise politique unique dans l’histoire. Pendant cette période, la Belgique a pris à l’Irak le record de la crise politique la plus longue au monde: en particulier le record de la plus longue période sans gouvernement fédéral, en temps de paix. Cette durée sans précédente comparaison nous a permis de mettre en place une ‘étude d’événements’ (event study) qui prend en compte un nombre particulièrement grand d’événements politiques significatifs, au sein d’une seule et même crise politique.

La Belgique a pris à l’Irak le record de la crise politique la plus longue au monde.

La logique derrière les études d’événements est basée sur l’hypothèse d’efficience du marché (efficient market hypothesis), selon laquelle toute l’information et toutes les attentes sont censées être reflétées par les prix du marché. Une étude d’événements politiques consiste en l’analyse des réactions du marché (typiquement le marché boursier) après un ou plusieurs événements politiques dont l’incidence a un impact probable sur les prix. Une analyse de la littérature existante sur le sujet indique que les études d’événements politiques ont des résultats plus significatifs lorsque l’environnement politique est instable (par exemple en période de crise politique, dans des environnements politiques hautement risqués ou dans les marchés émergents). Toutefois, peu d’études témoignent d’une relation directe entre les événements politiques et les fluctuations du marché boursier. La raison à cela est que, typiquement, il est difficile de mesurer l’ampleur d’un changement politique. La solution que nous avons utilisée face à ce problème fut la mise en place d’un indicateur politique ad hoc, dont la complexité est à peine supérieure à celle d’une variable binaire. Cette approche n’a pas été extensivement analysée dans la littérature sur le sujet, mais semble correspondre particulièrement bien au cas présent.

Deux modèles

L’approche économétrique consiste en une approche des moindres carrés avec plusieurs facteurs (multi-factor least squares approach), régressant le rendement quotidien du BEL20 sur un indicateur politique. Une fois l’approche des moindres carrés couverte, nous nous tournons vers deux modèles ‘autorégressifs à hétéroscédasticité conditionnelle’ (autoregressive conditional heteroskedasticity models (ARCH)), qui permettent à la variance des rendements (ici, du BEL20) d’être fonction de ses valeurs passées. Ces modèles ont été mis en place afin de représenter plus correctement les séries temporelles financières. L’un des modèles de type ARCH utilisé est linéaire dans ses paramètres (GARCH), alors que l’autre est logarithmique (EGARCH), ce qui nous permet une flexibilité plus grande pour l’ajustement des données. L’utilisation de plus d’un modèle valide les conclusions auxquelles nous arrivons, car les résultats atteints sont cohérents et similaires. Dans le processus, nous utilisons également plusieurs variables de contrôle, afin d’expliquer une proportion plus grande des fluctuations du BEL20. De plus, celà nous permet d’également réduire la variance de l’indicateur politique et donc d’améliorer sa précision.

Ces variables de contrôles sont le rendement quotidien de l’Euro Stoxx 50, le carré de ces rendements, un indicateur du changement de rating accordé à la Belgique par les principales agences de rating, le changement quotidien de la valeur des obligations belges, un indicateur de la prédictabilité des fluctuations du marché, le changement quotidien du taux auquel s’échangent les banques entre elles et le changement de la quantité d’argent présente dans l’économie. D’autres variables de contrôle potentielles ont été considérées mais finalement pas ajoutées à l’équation car les données révélaient que leur inclusion dans le modèle n’était pas pertinente. Ces variables incluent notamment l’état de l’économie (mesuré par les changements du PIB), le changement dans la production nationale (national output) et les fluctuations du prix de l’or. Les résultats ont été corrigés des problèmes d’endogénéité et d’hétéroscédasticité et sont relativement purgés de potentiels mouvements d’anticipations.

Les événements politiques négatifs, en défaveur de la formation d’un gouvernement, ont eu un impact positif sur les cours de bourse, le jour de l’événement.

L’objectif de ce mémoire est double. D’une part, nous voulions rendre les conclusions utiles pour toute future crise politique. En particulier, en montrant que les décisions politiques ont eu un impact immédiat et réel sur l’économie, nous fournissons aux acteurs politiques une base de réflexion possible sur leurs actions. D’autre part, la procédure peut être réitérée pour d’autres pays, afin d’évaluer dans quelle mesure le marché boursier de ce pays dépend de sa situation politique. De telles informations sont certainement intéressantes pour les investisseurs potentiels car, comme la littérature sur le sujet l’indique, certains pays sont plus sujet que d’autres à de fortes fluctuations boursières à la suite d’événements politiques significatifs.

Résultats contre-intuitifs

Les résultats obtenus sont intéressants et, dans une certaine mesure, contre-intuitifs. Les données montrent que les événements politiques négatifs (ceux qui sont en défaveur de la formation d’un gouvernement) ont eu un impact positif sur les cours de bourse, le jour de l’événement, alors que les événements positifs ont eu un impact négatif. Ces résultats sont robustes à la spécification du modèle et restent valides lorsque certains des événements politiques ne sont pas pris en compte. Nos résultats atteignent un haut degré de significativité (au seuil de significativité de 2%. Autrement exprimé, le coefficient exprimé est à peu près deux fois et demi plus grand, en valeur absolue, que son écart-type), de robustesse et sont relativement purgés des problèmes d’endogénéité, d’anticipation et d’hétéroscédasticité. La réaction moyenne du marché boursier à un événement politique est approximativement de 0,24 points de pourcentage, ce qui est considérable pour un rendement sur une seule journée.

Le second résultat intéressant est que le marché a une tendance à réagir plus vigoureusement à des événements négatifs (environ 0,40 points de pourcentage) qu’à des événements positifs (eviron 0,12 points de pourcentage). Troisièmement, le marché boursier semble réagir exactement au jour de l’événement. En d’autres termes, il n’y a pas de réaction tardive et, s’il y a un effet d’anticipation, alors cette anticipation se fait de manière régulière sur les plusieurs jours précédant l’événement. Les modèles de type ARCH montrent que le co- efficient et la significativité de l’indicateur politique pourrait avoir été exagérée par les modèles plus conventionnels, cependant la direction des chocs (le signe négatif) est validé. Sur base de ces preuves, nous pensons que le marché boursier anticipe progressivement et de manière lisse les événements politiques et les sur-anticipe même. Puis, au jour de l’événement, l’ajustement du marché est négatif, comme une réponse à cette sur-anticipation. Les résultats des différents tests et régressions auxquelles nous avons procédés sont cohérents avec cette interprétation.

Extensions possibles

Il est possible de continuer ce travail encore plus loin, afin de mieux comprendre ce qui se cache derrière les fluctuations boursières en période de difficultés politiques. Premièrement, nos modèles ne prennent pas en compte les informations délivrées sur la situation macroéconomique, en particulier celles qui sont présentées au public et qui ne sont pas incluses dans les variables de contrôle utilisées. Leur inclusion dans l’analyse est clairement une première extension possible de notre travail et il est probable qu’elle permette d’affiner les résultats. Deuxièmement, les procédures de type ARCH présentées ne sont pas exautives. Il existe d’autres modèles ARCH qui pourraient être complémentaires à l’analyse effectuée. Vérifier si leurs résultats sont cohérents avec les conclusions atteintes par notre analyse permettrait d’évaluer la pertinence de ces conclusions. Troisièmement, une autre manière de vérifier la robustesse de ce travail serait d’analyser dans quelle mesure les événements politiques affectent le marché boursier en période de stabilité politique, pour la Belgique. Une telle extension permettrait d’établir si la relation entre les événements politiques et le marché boursier était affectée par le fait que le pays n’avait pas de gouvernement fédéral lors de la période analysée. Quatrièmement, la robustesse des résultats peut aussi être remise en question par une analyse d’autres crises politiques dans le pays.

Heureusement pour le chercheur intéressé par le sujet, l’histoire de la Belgique fournit de nombreuses autres crises politiques à analyser. En particulier, en 2007, 194 jours ont été nécessaires pour qu’un gouvernement puisse être formé en Belgique. Alternativement, des crises politiques récentes dans d’autres pays développés d’Europe de l’ouest, comme les Pays-Bas ou l’Italie, pourraient être utilisées. Procéder à une analyse similaire serait une manière pertinente de confirmer (ou d’infirmer) nos résultats.
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ING Thesis Award


L’ING Thesis Award récompense les meilleurs mémoires de master liés au secteur financier. Remis le 14 décembre dernier, les prix 2012 ont mis en valeur les travaux de Benjamin Vandermarliere, Network analysis of the Russian interbank network (Université de Gand), Thomas Jeegers, The impact of the Belgian political crisis on Belgian company results: evidence from stock market reaction (UCL), et d’Anne-Catherine Janssens, Synergies between commercial and investment banking: the case of Bank of America’s acquisition of Merrill Lynch (ULB-Solvay). Le prix du public a été remporté par Michaël Verdonck pour son mémoire sur L’influence des banques étrangères dans l’Europe de l’Est et l’Europe Centrale (Université de Gand). En plus d’un ING Thesis Award, les lauréats sont rentrés chez eux avec un compte ING Lion d’une valeur de 1.250 euros.