Les Etats reprennent la monnaie en mains

Bruno Colmant

Au-delà des péripéties de banqueroute grecque, l’Europe fait face à un problème gigantesque: l’absorption des dettes publiques qui ont atteint un niveau proche de celui d’une économie de guerre. Cette situation n’est pas anodine: la dette publique exige de lever des impôts et plonge les économies dans l’austérité…

Le manque de croissance aurait requis de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire stimuler l’économie par des politiques de grands travaux d’infrastructure. La théorie keynésienne instruit d’ailleurs de financer les dépenses en capital en période de récession lorsque les taux d’intérêt sont historiquement bas. Malheureusement, nos économies sont tombées dans le piège infernal: non pas celui de la crise bancaire, mais celui de l’endettement progressif, qui a sournoisement débuté dans les années quatre-vingts et qui a conduit à fonder un modèle social d’Etat-providence sur l’emprunt public plutôt que sur le capital productif. La contrepartie des déficits publics n’est d’ailleurs plus, depuis longtemps, des investissements d’infrastructure mais des dépenses courantes, c’est-à-dire essentiellement les salaires de la fonction publique.
C’est donc l’arme monétaire qui est utilisée et qui consiste à imprimer des billets afin de financer ces mêmes dettes publiques. Pourtant, l’arme monétaire n’est pas indolore: elle entraîne irrémédiablement des poussées d’inflation. Cette dernière, liée aux assouplissements monétaires, est la conséquence d’injections artificielles de monnaie, puisque celles-ci ne créent pas de capital productif. Progressivement, l’étalon monétaire perd une partie de sa valeur par l’érosion inflationniste.
Mais ce n’est pas fini! L’inflation se reflète elle-même dans des taux d’intérêt plus élevés, puisque les prêteurs exigent d’être protégés pour la perte de leur pouvoir d’achat. La création monétaire s’annihile donc elle-même si les Etats, refinancés par des injections de monnaie, doivent en même temps payer des taux d’intérêt plus élevés. D’ailleurs, la création monétaire n’annule vraiment les dettes que si elle entre dans une spirale géométrique qui consiste à imprimer la monnaie à un rythme plus rapide que l’adaptation immédiate des prix. C’est alors l’hyperinflation, prélude à la ruine, comme dans l‘Allemagne de 1923.

Répression financière

C’est à ce niveau que ce que les économistes appellent la « répression financière » (ou, plus pudiquement, une « réglementation macro-prudentielle ») intervient. Il s’agit d’un ensemble de décisions des autorités publiques afin d‘orienter les investissements des collecteurs captifs d’épargne (banques et assureurs) par des dispositifs qui le favorisent (Bâle 3 et Solvency 2). Il s’agit aussi de stimuler la détention de sa propre dette publique et de contrarier fiscalement les autres formes de placements.
Les Etats tentent de plafonner les taux d’intérêt. Si cette démarche réussit, ils peuvent continuer à se financer à coût réduit, tout en bénéficiant de la création monétaire. Cette répression financière entraîne des taux d’intérêt réels négatifs, c’est-à-dire que le taux d’intérêt facial, diminué du taux d’inflation, est négatif. La répression financière révèle donc un transfert de richesse des créanciers vers les emprunteurs, dont les États. Au reste, les années 1945 à 1980 ont été caractérisées par une répression financière qui n’en portait pas le nom, mais qui a accompagné l’absorption des dettes publiques héritées de dernier conflit mondial.

« Il faut impérativement que les Etats individuels renforcent leur rating par une canalisation de l’épargne populaire. »

D’ailleurs, de manière cynique, on peut se demander si les États européens n’ont pas fait un calcul en deux, voire trois temps, qui consiste à baisser les taux d’intérêt au plus bas grâce aux réescomptes de leurs titres à la BCE, afin de refinancer leurs dettes à des conditions exorbitantes tout en pouvant les escompter auprès des banques centrales, avant de voir l’inflation déprécier ces mêmes dettes et/ou permettre leur rachat à des conditions avantageuses, et d’appauvrir leurs citoyens par un impôt inflationniste lancinant.

Rapport fragile

Une autre interprétation serait que les États et les banques centrales inondent l’économie d’argent en espérant entretenir la croissance de l’économie réelle le temps nécessaire pour se désendetter et attendre que la dynamique des pays émergents stimule la croissance. Mais sera-ce suffisant pour faire descendre le niveau des dettes publiques à un niveau acceptable? C’est totalement improbable.
Bien sûr, une répression financière ne peut être déployée que si l’Etat a un contrôle satisfaisant sur l’épargne de ses concitoyens. Or, c’est justement le cas: la crise de l’Euro a fait migrer l’épargne vers les pays d’origine et la détention des dettes publiques redevient nationale. C’est un phénomène, d’ailleurs visible en Europe, qui correspond à une re-domestication des dettes publiques.
En d’autres termes, on ne peut plus dissocier l’état des finances publiques et la robustesse de l’architecture bancaire. Les institutions financières risquent d’être, pendant des années, dans un rapport fragile aux termes duquel leurs passifs seront garantis en contrepartie d’un financement accru de ces mêmes États. Les dépôts seront protégés, mais au prix du recyclage partiel de ceux-ci en obligations d’Etat. La création monétaire réintègre la sphère étatique, puisque les banques monétisent les emprunts publics.

Chocs prévisibles

Faut-t-il s’inquiéter de cette répression financière? Non, car il faut impérativement que les Etats individuels renforcent leur rating par une canalisation de l’épargne populaire. De surcroît, il est indispensable que les banques reconstituent leur rentabilité et des taux d’intérêt bas y contribuent. Cela permet aux banques d’accorder des prêts à l’économie réelle et aux pouvoirs publics à des conditions acceptables.
D’aucuns s’insurgeront contre cette tutelle bancaire par les Etats que certains qualifient de collusion. Mais il ne faut pas s’y tromper: les banques sont les auxiliaires naturels de la création monétaire et leur rentabilité doit être absolument renforcée pour leur permettre, à un certain moment, de quitter la sphère étatique. Sans banques robustes, les Etats seraient d’ailleurs exsangues.
Quoi qu’il en soit, la crise étatique est loin d’être terminée et il faut s’attendre, peut-être dans les prochains mois, à des chocs très violents portant sur la solvabilité de l’un ou l’autre pays européen. D’ailleurs, le désendettement de nos économies ne fait que commencer, et la récession s’installe pour une durée probable de deux à trois ans. Sous cet angle, la répression financière n’est que le reflet d’un ajustement ordonné de nos économies.

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