« L’euro engage une question morale »

Bruno Colmant

L’euro survivra-t-il, dans sa formulation actuelle, à la crise qui transperce ses fondements? Ma réponse est désabusée et négative. L’euro contemporain n’existe plus que dans les illusions de certains qui, le nez sur l’événement, devraient sortir de leur torpeur.

Il y a bien sûr les phénomènes techniques qui sous-tendent cette intuition. Ils sont connus: la mondialisation, la migration des centres de croissance vers l’Asie et les États-Unis, la divergence grandissante entre les économies du Nord et du Sud de l’Europe, les gigantesques dettes publiques, la fin d’Etats-providence qui ne créent plus de richesses et l’aboutissement d’une croissance artificiellement gonflée par l’emprunt. Ces éléments constituent un gâchis. Pourtant, il y a autre chose de plus grave: c’est l’absence de projet unificateur, c’est-à-dire de concept supérieur qui, au-delà des valeurs monétaires, suscite une adhésion morale collective.

Réalisons-nous que la crise de l’euro est désormais rythmée, dans une cacophonie politique complète, par les propos sibyllins du Président de la BCE, aux lèvres duquel les marchés sont suspendus? Prenons-nous conscience du manque de hauteur que certains dirigeants européens démontrent en se limitant à chercher l’effet d’aubaine médiatique? Pourtant, le moment est grave: qui aurait pu imaginer que des drapeaux nazis puissent être brandis à Athènes ou qu’un journal italien fasse référence au quatrième Reich?

La confiance dans l’idée européenne s’effrite. Le postulat d’une monnaie unique qui entraînerait une homogénéité des politiques économiques s’avère être un leurre. En fait, la monnaie ne cimente pas les peuples. Au contraire, son uniformisation fait rejaillir des particularités (politiques, culturelles, raciales, etc.) que différentes devises nationales avaient pu, avant 1999, cantonner derrière les frontières de chaque pays. Les régionalismes et les populismes s’affichent d’autant plus facilement qu’ils ne sont plus confinés par la défense d’une devise nationale.

« Les structures européennes ont toujours été escamotées par l’alliance franco-allemande, dont le ciment est la véritable origine politique de la monnaie unique. »

Il ne faut pas s’y tromper: c’est l’élément politique est le principal facteur de désagrégation de l’euro. Malgré le fait que les gouvernements individuels évoquent la nécessité d’avancées constitutionnelles, un renouveau des structures communautaires n’a pas émergé. Seul le corps administratif de l’Europe a été renforcé, au risque de l’avoir rendu pléthorique et détestable.

En réalité, les Etats individuels restent plus puissants que les méta-structures européennes. Ils ne sont jamais soumis à un quelconque abandon de souveraineté, consacrant l’approche westphalienne de l’Europe. Les structures européennes ont toujours été escamotées par l’alliance franco-allemande, dont le ciment est la véritable origine politique de la monnaie unique. Les autres pays sont au mieux des passagers clandestins et, au pire, des contingences. Il y a donc une dissociation entre le pouvoir nominal (médiatiquement présenté par les responsables des structures européennes) et le pouvoir réel (effectivement exercé par les Etats dominants). Cela pose de graves questions citoyennes de représentativité politique.

Aujourd’hui, l’Europe croit sauver son économie et sa monnaie dans la vertu budgétaire. Elle les perdra peut-être dans les heurts sociaux. La démarche européenne néglige le facteur social qui peut conduire à des embrasements soudains, sans qu’ils ne soient d’ailleurs parfois stériles. L’histoire économique regorge de ces incidents. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que le rêve monétaire est gommé au profit d’un retour aux réalités nationales. Combien de fois l’avènement de la paix et de la prospérité ne furent-ils pas annoncés par le libre-échange et des accords monétaires avant que l’Histoire ne se retourne brutalement? L’Union Monétaire latine de la fin du dix-neuvième siècle ne résista pas aux différentiels de modèles européens et s’échoua dans la guerre de 1914-18. Il en fut de même entre les deux guerres mondiales, au cours desquelles les accords monétaires espéraient créer l’harmonie des peuples.

« Ce qui doit être formulé, c’est un message d’union, de générosité et de confiance dans la jeunesse et la compréhension entre les peuples. »

Finalement, j’ai une crainte. Celle que le dessein européen, porté par des hommes qui avaient conservé la conscience de la guerre, ne se soit essoufflé au profit de nationalismes économiques puissants. Les économistes doivent poser au passé des questions qui intéressent le présent. Au début de la crise, certains d’entre eux rappelaient qu’il ne faut jamais sous-estimer la volonté et le pouvoir politique. Cinq ans plus tard, c’est la désunion politique qui leur répond. Sauver la monnaie unique ne signifie pas que tous les pays y restent affiliés. La monnaie unique traversera des cahots et des sabordages.

Ce qui doit être formulé, c’est un message d’union, de générosité et de confiance dans la jeunesse et la compréhension entre les peuples. D’aucuns trouveront ces idées naïves. Après tout, il n’est peut-être d’Etats que d’intérêts particuliers. Pourtant, les dirigeants européens actuels qui, par manque de grandeur ou opportunisme, ne passeront pas à leurs successeurs le flambeau de Mitterrand et de Kohl, porteront une lourde responsabilité devant l’Histoire.

Bruno Colmant est professeur à la Vlerick Management School et à la Louvain School of Management, membre de l’Académie Royale de Belgique, et membre du comité de rédaction de Finance Management.

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