« Nous avons inventé un monde qui nous échappe »
Le « court-termisme », tel était le thème au cœur du 18ème Rendez-Vous d’Exception organisé par Ichec-Entreprises. Articulé autour du livre Trop Vite – Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme signé par Jean-Louis Servan-Schreiber, l’événement a bien mis en évidence le besoin actuel de retrouver du sens et de la réflexion dans les différents domaines de la société. La crise financière, puis économique, et enfin celle des Etats le montre avec une inquiétante récurrence: face à des cycles de décision de plus en plus courts, l’ensemble de notre société réagit à tout événement dans l’urgence. Limitant ainsi le temps consacré à la réflexion, cette pression de l’urgence empêche la projection à long terme.
« Il est urgent de redonner du sens au temps, exhorte l’essayiste français. Cette course sans fin est très préoccupante et ce, sur tous les continents. L’horizon se rapproche et nous avons sans cesse le nez sur l’obstacle. Le présent occupe aujourd’hui une position à ce point démesurée qu’il ne laisse plus aucune place au passé ou au futur, pourtant indispensables à la progression d’une société. »
Le court-termisme n’est pourtant pas une invention du 21ème siècle: il prend racine dans le contact de l’homme avec la vitesse. « Dès le 19ème siècle avec l’invention du télégraphe ou de la locomotive à vapeur, l’homme s’est lancé dans une course sans fin et a voulu accomplir ses tâches toujours plus vite, explique-t-il. Le monde entier s’est ainsi engouffré dans un flux de productivité. La vitesse s’est alliée à une anticipation organisée sous l’influence managériale des Américains après la seconde guerre mondiale. »
Constat sans appel
La technologie a ensuite mené à une accélération imprévue. La télévision, aujourd’hui relayée par internet, est aussi devenue un des vecteurs de court-termisme, à la fois dans le domaine commercial et politique. « La puissance du message publicitaire a engendré un développement de la consommation accéléré. Dans le monde politique, l’opinion publique est confrontée à ce que font ou ne font pas les élus tous les jours. Ceux-ci prennent le pouls des tendances tous les soirs, ce qui accélère les prises de décisions publiques et freine l’Etat dans son rôle de planificateur à long terme », précise Jean-Louis Servan-Schreiber.
Les sondages perpétuels, la surexposition médiatique et les élections tous les trois ans, dans la plupart des pays de l’Union européenne, se chargent d’aggraver cette situation. « Au sein de l’Union, il y a pratiquement des élections tous les mois dans un des pays membres, c’est une sorte d’épée de Damoclès qui réduit encore la marge de manœuvre, note-t-il. Ces circonstances se combinent et réduisent le temps consacré à la réflexion. En effet, comment réfléchir avec cet accélérateur dans la tête? » Une situation que nous connaissons bien dans notre pays…
Le secteur financier n’échappe pas à ce constat, les bourses étant de plus en plus enfermées dans un système régenté par des super-ordinateurs qui réagissent à la seconde et placent des milliers d’ordres simultanément. « La rapidité des flux financiers nous prend à la gorge. La crise actuelle en est une bonne illustration. C’est d’autant plus grave que la plupart des économies européennes se sont désindustrialisées pour se tourner vers la finance. Le profit est devenu la finalité des entreprises, qui sont aujourd’hui bien souvent dirigées par des financiers. L’objectif d’accroissement constant des résultats – donc de la productivité – confine à l’absurde. Il y a vingt ans, on demandait aux managers d’établir des plans à cinq ans. Aujourd’hui, même trois ans semblent irréalistes! »
Tsunami de communication
Dans le domaine de la communication, la révolution numérique a donné le pouvoir à chacun d’aller plus vite que tout le monde. « La totalité de l’information de la planète est à la portée de tous, ce qui est exceptionnel, mais a aussi des conséquences négatives, estime Jean-Louis Servan-Schreiber. Le quantitatif s’est substitué au qualitatif, y compris dans les relations humaines. Quand on reçoit un mail, par exemple, on s’attend à ce qu’on y réponde instantanément. Il y a aujourd’hui pas moins de 5 milliards de téléphones portables: c’est, à mon sens, une forme de totalitarisme. »
« Le profit est devenu la finalité des entreprises, qui sont aujourd’hui bien souvent dirigées par des financiers. L’objectif d’accroissement constant des résultats – donc de la productivité – confine à l’absurde. »
Notre vie à tous est de plus en plus liée aux machines. « Nous essayons de les suivre, mais nous n’y arrivons pas. Les marchés financiers, par exemple, sont davantage contrôlés par des machines que par des hommes. Nous avons, en quelque sorte, inventé un monde qui nous échappe. Des problèmes comme l’explosion démographique ou l’augmentation combinée des niveaux de vie ne peuvent être résolus à court terme, c’est un grand danger. La crise actuelle occulte tout le reste. On peut cependant agir et légiférer si les pouvoirs politiques se réveillent… »
Dictature multisectorielle
Un panel d’experts issus de différents secteurs, particulièrement touchés par cette accélération de notre société – à savoir la finance, la politique et l’entreprise – était animé par Amid Faljaoui, directeur des magazines francophones du groupe Roularta. Le monde financier, en couverture de tous les magazines ces temps-ci, se révèle particulièrement malade du court-termisme, comme le rappelle Axel Miller, président du comité de direction chez Petercam.
« Le secteur financier est récemment devenu d’une vélocité terrifiante, ce qui a donné lieu à des conséquences peu démocratiques, explique-t-il. On travaille à présent sous le joug d’un système dont on a perdu le contrôle. Tout n’est pas perdu, des règles conçues par des hommes peuvent être détricotées. Les machines peuvent être contrôlées. Encore faut-il le vouloir. Il faut également revoir les règles de concurrence entre pays, chacun luttant contre son voisin. Enfin, l’existence de la dette pèse sur tout le monde: il est grand temps que les Etats réenclenchent la réflexion à long terme. »
« Il n’existe pas de recette toute faite pour gérer les effets pervers du court-termisme. »
Le secteur des médias est souvent accusé d’être un accélérateur de court-termisme. Pour Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du journal Le Soir, les médias ont un rôle à jouer, mais chaque type de médias engendre une pression différente. « Notre groupe de presse présente le grand avantage de ne pas être géré par des profils qui ne connaissent rien à l’édition, note-t-elle. Nous ne sommes pas non plus cotés en Bourse, ce qui allège aussi la pression financière. Je pense que les médias au sens large ont été coupables de ne pas mettre assez de pression sur les actes de ceux qui voulaient aller trop vite. Les Etats ont accepté de diminuer leur puissance: on en paie les conséquences aujourd’hui. Le danger du côté des médias est de vouloir aller plus vite que les autres et de bâcler la vérification d’une information. En tant que quotidien dit de qualité, notre pérennité est assurée par notre qualité. »
Pas de recette
« Il n’existe pas de recette toute faite ou de solution unique pour gérer les effets pervers du court-termisme, si ce n’est une réflexion individuelle approfondie et une prise de conscience collective », concluait Jean-Louis Servan-Schreiber. Le monde académique semble aussi échapper à cette pression négative, même si l’éducation est également un élément de réponse. « Les universités doivent former les futurs actifs différemment, les conseils d’administration ont besoin de diversité. Il leur faut appréhender la complexité avec une certaine modestie, hommes ou femmes », précise Béatrice Delvaux.
« Il est important d’apprendre d’autres logiques à nos étudiants, appuie Brigitte Chanoine, recteur de l’Ichec. Les jeunes ont besoin de nouvelles valeurs: nous le voyons notamment dans le choix de leurs options. Il est déterminant qu’ils soient au contact d’autres cultures. Les jeunes aiment étudier à l’étranger et vivre d’autres réalités. Il faut prendre le temps de les écouter. Les formations sont une plus-value à long terme, il est encore possible de changer de paradigme. »