Scission de l’euro: mode d’emploi

Bruno Colmant

Depuis novembre 2009, le message politique européen est fondé sur l’intangibilité de l’euro. Le président de la BCE a même affirmé son irréversibilité. Au terme de l’année passée, les autorités politiques européennes ont aussi qualifié 2011 d’annus mirabilis (« miraculeuse »). Pourtant, force est de constater que la Providence se fait attendre…

Jour après jour, les économies européennes divergent de manière croissante et l’euro se disloque. Si un réajustement monétaire était autorisé, il conduirait à une dévaluation drastique de la plupart des devises européennes par rapport à un Deutsche Mark réinstauré. Un basculement monétaire devient plausible lorsqu’on recense les biais qui affectent les taux d’intérêt réels, devenus négatifs pour certains pays.
Tout d’abord, les pays du Sud de la zone euro ont pu, grâce à la référence allemande, emprunter à des conditions lucratives qui ont masqué les réalités de leur solvabilité. C’est ainsi que l’endettement public grec a pu atteindre des sommets qu’une drachme n’aurait pas autorisés. En effet, les prêteurs étrangers auraient exigé une prime de risque destinée à se protéger contre le risque de change.
Ensuite, par effet de cascade, les taux d’intérêt des pays périphériques sont restés trop bas, entraînant des bulles d’actifs. C’est typiquement le cas de l’Espagne dont la bulle immobilière n’aurait jamais pu apparaître si les taux d’intérêt de l’Etat espagnol n’avaient pas été déflaté par l’introduction de l’euro. Enfin, cette politique de taux d’intérêt bas a permis aux Etats européens de renforcer leur poids dans l’économie à coût réduit. En effet, ces Etats ont vu leur coût d’emprunt allégé et leur indiscipline budgétaire débarrassée de la contrariété des taux d’intérêt élevés que les marchés financiers leur auraient normalement imposés.

De la souplesse

Mais si la création de l’euro a biaisé les taux d’intérêt, son sauvetage génère un travers encore plus profond, puisque la BCE doit adopter une politique monétaire extrêmement expansionniste. Mécaniquement, l’euro est à l’origine de nombreuses bulles qui finissent toutes par éclater. Le prochain éclatement est sans doute celui d’une bulle obligataire dans les pays d’Europe du Nord.
Existe-t-il un moyen d’échapper à une sécession monétaire? Bien sûr, et il faut l’espérer car le projet européen est porteur des valeurs morales d’un idéal politique. Mais, pour l’éviter, il faudrait accepter une monétisation – c’est-à-dire un escompte permanent – des dettes publiques des pays faibles auprès de la BCE et un relèvement des objectifs d’inflation de cette institution.
Dans son dernier ouvrage (bientôt traduit en français), Paul Krugman confirme, comme tous les autres économistes et prix Nobel de renom, que la voie de sortie d’une zone euro homogène est inflationniste. Même le FMI plaide désormais pour une politique monétaire encore plus souple. Tous plaident donc pour la voie de la création monétaire et un euro beaucoup plus faible. Il faudrait aussi mettre fin aux objectifs de retour à l’équilibre budgétaire, à tout le moins pour les économies du Sud de l’Europe, déjà asphyxiées sous l’austérité. Il faudrait aussi formuler une véritable union fiscale et budgétaire. Mais, de ces transferts de souveraineté, les autorités monétaires et politiques ne veulent pas parce que c’est une vision fédérale de l’Europe qui prévaut.

Métamorphose monétaire

Pour les pays qui seront expulsés ou qui choisiront de rompre leur ancrage monétaire, la rupture sera gravement chaotique. Pourtant, les contours de l’opération sont discernables. Comme une dévaluation drastique, elle exigera des contrôles de change, un aide d’urgence aux banques, un gel des prix et des salaires afin d’éviter des phénomènes d’(hyper)inflation, des restrictions aux mouvements des capitaux et un support des instances internationales, tel le FMI. La conversion monétaire sera d’abord effectuée en compte avant d’être réalisée en pièces et billets. Il faudra aussi apaiser les inévitables troubles sociaux car une répudiation monétaire n’entraîne pas de changement de régime.
J’énumère ci-après quelques points de repère de cette métamorphose monétaire qu’à nouveau, personne ne souhaite mais qui pourrait s’imposer. Tout d’abord, il n’y aurait pas deux euros, mais un euro-mark, géographiquement centré sur la Ruhr et des devises périphériques au flottement contrôlé. On pourrait imaginer un retour à la drachme, la lire, la peseta et l’escudo. Avec ces devises, il faudrait immédiatement réinstaurer un système de couloir de variations, comparable au Serpent Monétaire (1974-1978) ou au Système Monétaire Européen (ou SME de 1979 à1999) afin de stabiliser le commerce intra-communautaire et l’inflation.
En d’autres termes, les devises sortantes devraient évoluer dans un système de cours-pivot, dont l’euro-mark serait l’axe de référence, assorti de marges de fluctuations. D’ailleurs, la zone euro est déjà revenue au SME avec des spreads souverains qui remplacent les marges de fluctuations et des dévaluations qui sont transformées en défauts.

Fixation complexe

Le problème résiderait dans la formation du cours de change de ces nouvelles devises. Les résidents des pays sortants recevraient, en effet, une quantité de monnaie nationale en lieu et place de leurs avoirs en euros. L’euro ne serait donc pas remplacé par un panier de devises. Ceci s’appliquerait aussi aux comptes de ces résidents ouverts à l’extérieur de leurs pays.
Le cours de change de la nouvelle devise serait déprécié de 20-30%, voire plus pour la Grèce, par rapport à celui de 1999. Mais fixer un cours de change est complexe: les pays sortants seraient partagés entre le désir d’un cours de change excessivement déprécié (pour stimuler leurs exportations) et une contrainte de crédibilité (pour éviter que leur nouvelle devise les empêchent d’accéder au marché extérieur des capitaux).
L’intérêt d’une sécession monétaire, c’est de répudier ses dettes. Il faut donc convertir les dettes et créances existantes d’un pays qui quitte la zone euro (et qu’on suppose dénominées en euro) dans la nouvelle devise nationale. Il faudrait donc formuler un cours de change de départ et ensuite reconnaître que les créances du pays sortant exprimées en euro sont converties, avec pertes, dans cette nouvelle devise. Il en est de même pour les dettes du pays sortant, ce qui va entraîner une perte pour les créanciers étrangers, dont l’exemple grec est illustratif. Croire que les dettes et créances étrangères exprimées en euro d’un pays sortant garderait une parité par rapport à leur contre-valeur en euro serait évidemment totalement naïf.

Atténuer le choc

Afin de minimiser les pertes des créanciers étrangers, il faut que les dettes d’un pays sortant soient, tant que faire se peut, domestiques, c’est-à-dire financées par des créanciers nationaux. Un exemple simplifié illustre cette situation. Si la dette souveraine d’un pays est détenue intégralement par des créanciers étrangers et qu’elle est d’autorité convertie en une nouvelle devise dépréciée de 30%, cela se traduit par une perte de 30% à charge des créanciers étrangers. Si cette même dette est domestique à 80%, cela n’entraîne une perte globale pour les créanciers étrangers que de 20% fois 30%, soit 6%. C’est exactement ce à quoi la BCE s’est employée depuis huit mois, avec le concours des banques des pays faibles. Les prêts de la BCE ont été essentiellement utilisés par des banques espagnoles et italiennes pour racheter la dette publique de leur pays.
Pour minimiser les pertes de la sécession monétaire, il vaut mieux un euro plus faible afin d’atténuer le choc du décrochage de certaines devises ainsi que pour tempérer la réévaluation inévitable de l’euro-mark, devenu une devise forte, et donc pénalisée en termes de compétitivité extérieure. Singulièrement, un euro plus faible diminue aussi la probabilité d’un décrochage d’un pays comme l’Italie ou l’Espagne.
Echapperons-nous à ce scénario menaçant? Les prochains mois nous l’enseigneront, mais l’absence d’ambition politique pour une structure européenne repensée n’en exclut pas l’issue. Ce serait, certes, une mauvaise nouvelle pour l’euro mais pas pour les pays qui quitteraient la zone, si la seule perspective économique qu’on leur impose avec un euro trop fort, c’est le chômage, l’austérité et une contraction de leur PNB. Au reste, le dernier rapport du FMI est très explicite. Pour sauver la zone euro, il faut accepter une relance budgétaire et une politique monétaire plus souple…

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