La notion de bénéficiaire effectif: un concept difficile à appréhender

La notion de « bénéficiaire effectif » est indubitablement un des sujets les plus controversés au niveau international. L’OCDE a publié, fin avril 2011, un projet de modifications des commentaires du modèle de convention préventive de double imposition, spécifiquement sur ce sujet. Il nous a dès lors semblé opportun d’aborder quelques problématiques spécifiques que soulève ce concept.

Nous écrivions précédemment dans ces colonnes que l’administration fiscale accorde de plus en plus d’importance aux structures où une entité est impliquée, sans réelle justification économique, dans une transaction, avec pour seul ou principal but l’obtention d’un avantage fiscal. Comme nous l’expliquions, cette problématique peut être illustrée de manière simpliste via l’exemple suivant de structure de financement dite back-to-back.
Si une société A doit prélever une retenue à la source sur un paiement d’intérêt fait à une société B, il pourrait être tentant d’interposer, entre A et B, une société C qui (i) peut bénéficier d’une exemption de retenue à la source sur intérêt dans le pays où A est résidente fiscale et (ii) peut redistribuer l’intérêt vers B avec un coût fiscal minimum (un spread limité).
Il va de soi que les autorités fiscales du pays A pourraient, le cas échéant, être tentées de remettre cette exemption en cause. Elles disposent pour ce faire de plusieurs angles d’attaque. L’un d’entre eux est d’argumenter que C n’est pas le bénéficiaire effectif des intérêts.

Concept

La notion de bénéficiaire effectif, concept issu du droit anglo-saxon et repris dans le modèle de convention préventive de double imposition de l’OCDE depuis 1977, vise à déterminer non pas qui est le bénéficiaire juridique / apparent d’un revenu, mais bien qui est le bénéficiaire économique / caché du revenu en question.
Cette distinction est donc basée sur une ségrégation de la propriété. Bien que cette notion soit principalement inspirée par le droit anglo-saxon (on pense par exemple à la figure juridique du trust), elle n’est pas inconnue en droit belge. On pense à cet égard à la loi de 1998 sur la certification d’actions, qui permet notamment de dissocier le contrôle d’une société (la propriété juridique) du droit aux revenus de celle-ci (la propriété économique); ce mécanisme est fréquemment utilisé, par exemple pour créer un incitant pour le management à optimiser sa gestion sans toutefois leur donner le droit de vote. Cette notion est utilisée dans un contexte multilatéral (e.g. directive européenne intérêt / redevances), bilatéral (conventions préventives de la double imposition) ou unilatéral (mesures anti-abus / fictions de droit domestique).
Compte tenu toutefois (i) du fait que le concept de bénéficiaire effectif n’est que très peu utilisé en droit interne et (ii) de l’actualité que constitue le projet de l’OCDE susmentionné, nous nous limiterons, en ce qui concerne le droit fiscal domestique belge, à mentionner que, à défaut de mention explicite de la condition de bénéficiaire effectif (par exemple dans la transposition de la directive européenne dite « intérêts / redevances »), il ne saurait être défendu qu’un tel test est implicitement inclus dans le texte belge (contrairement à ce que certains ont, à tort, défendu dans la presse spécialisée). Cette position se base sur le principe selon lequel un texte clair ne requiert pas d’interprétation. Ajouter une condition (et particulièrement aussi complexe que celle-ci) au texte légal serait en effet contra legem, et créerait une insécurité juridique non soutenable.

Contexte conventionnel

Bizarrement, la notion de bénéficiaire effectif n’est pas définie dans les conventions. En règle générale, tout terme non défini dans la convention doit en principe recevoir l’interprétation que celui-ci a dans le droit du pays qui applique la convention, à savoir le pays de source dans le cas de paiements de revenus mobiliers tels que les dividendes, intérêts et redevances. Toutefois, il peut être dérogé à cette règle lorsque le contexte l’exige.
Sur cette base, et compte tenu du fait que les incertitudes en la matière peuvent donner lieu à des interprétations divergentes / erronées par les pays qui ne connaissent pas (bien) ce concept, une tendance s’est dégagée selon laquelle il convient de considérer que la notion de bénéficiaire effectif doit recevoir une interprétation autonome.
Cette interprétation doit principalement être recherchée dans les commentaires officiels de l’OCDE; il convient à ce sujet de noter que bon nombre de pays non membres de l’OCDE tendent néanmoins à utiliser les commentaires OCDE pour interpréter ce concept. C’est notamment vrai en Asie, et lorsque l’on connaît les perspectives de développement et le potentiel d’attraction de cette région, on comprend mieux à quel point ces commentaires sont pertinents.
A ce sujet, l’OCDE a publié le 29 avril 2011 un projet de modification des commentaires en la matière. Les lignes de force de ce projet peuvent être résumées comme suit. Tout d’abord, l’interprétation autonome du concept est dans un premier confirmée. Toutefois, le projet sème le doute en mentionnant que le concept, tel qu’il existe dans le droit interne du pays de la source, n’est pas dénué de pertinence, mais uniquement dans la mesure où il confirme l’interprétation autonome. On peut dans ce cas se demander si cette référence au droit interne pour confirmer la définition reprise dans les commentaires n’est pas surabondante.
Ensuite, le projet donne une définition de qui peut qualifier comme bénéficiaire effectif, et de qui ne le peut pas. Dans ce cadre, le projet lie la qualité de bénéficiaire effectif au plein droit d’utiliser et jouir du revenu en question. Il n’est toutefois pas clair si les cas négatifs mentionnés dans le projet (e.g. le mandataire) sont limitatifs ou purement exemplatifs. A cet égard, le projet confirme que la jouissance et l’utilisation sont exclusivement à apprécier au niveau des revenus compte; la situation des actifs sous-jacents est sans objet pour l’appréciation de la qualité de bénéficiaire effectif.
Enfin, le projet confirme que, pour contrer d’éventuels abus qui passeraient à travers les mailles du filet du test du bénéficiaire économique, les états contractants sont libres d’inclure d’autres mesures anti-abus dans la convention, d’invoquer des mesures générales anti-abus ou de recourir à une approche substance over form.
Le projet avait été publié pour consultation par toute personne intéressée. Un certain nombre d’institutions / individus ont fait part de leurs observations, qui sont disponibles publiquement (il était loisible à ceux qui le souhaitaient de demander que leurs commentaires ne soient pas publiés, de sorte qu’il est probable que les commentaires publiés ne constituent qu’une partie de ceux qui ont été fournis à l’OCDE).
De ces commentaires, il ressort de manière quasiment unanime que le projet pourrait bien atteindre un résultat diamétralement opposé à celui recherché, à savoir l’augmentation de l’incertitude quant à la portée exacte qu’il convient de donner au concept de bénéficiaire effectif. A cet égard, on relèvera notamment que bon de nombre d’annotateurs proposent – et nous adhérons à cette approche – d’inclure dans le projet un certain nombre d’exemples concrets afin d’illustrer de manière plus précise les contours de cette notion.
Par ailleurs, on notera les craintes exprimées par de nombreux acteurs du secteur financier, qui estiment, à juste titre selon nous, que l’approche restrictive que semble proposer le projet pourrait avoir des impacts graves pour les marchés financiers. En effet, un certain nombre de transactions bona fide, notamment dans le cadre de l’utilisation de produits dérivés, pourraient éventuellement être remises en cause, avec comme conséquence une augmentation du coût de financement, un accroissement de l’incertitude et un impact défavorable sur la liquidité et l’efficacité des marchés.

Application en Belgique

Un bon nombre de conventions préventives de la double imposition conclues par la Belgique soumettent l’obtention de réductions / exemptions de retenue à la source à la condition que celui qui les invoque qualifie de bénéficiaire effectif.
Lorsque le revenu est de source belge, il est, à date, communément admis, notamment par l’administration fiscale belge et par le service des décisions anticipées, que l’expression « bénéficiaire effectif » doit recevoir une interprétation juridique. En d’autres termes:

  • si le récipiendaire du revenu est également le propriétaire juridique de l’actif sous-jacent, il devrait être considéré comme le bénéficiaire effectif du revenu en question, et cette situation ne pourrait être modifiée par l’effet d’une éventuelle requalification;
  • il ne pourrait en être autrement que si le récipiendaire n’agissait en fait que comme mandataire, pour compte d’un tiers.

Sans rentrer dans une analyse fouillée qui sort du champ de la présente contribution, on relèvera utilement que, si la position belge rejoint celle du commentaire dans le cas où le récipiendaire est un mandataire, elle semble plus que jamais en porte-à-faux par rapport à celle de l’OCDE dans les autres cas ; en effet, le projet confirme que:

  • la propriété des actifs sous-jacents n’est pas pertinente pour apprécier la qualité de bénéficiaire effectif des revenus correspondants;
  • avoir la qualité de propriétaire juridique n’est ni nécessaire n’est suffisant pour qualifier de bénéficiaire effectif.

On peut dès lors se poser la question de l’impact que pourrait avoir ce projet, s’il devait être adopté en l’état ou sans modification majeure.
Pour les conventions, relativement anciennes, qui n’incluent pas de référence à la notion de bénéficiaire effectif, comme par exemple celle conclue avec le Luxembourg, le projet de commentaire ne devrait pas avoir d’impact. On peut toutefois légitimement se poser la question des implications de ce projet (i) pour les conventions qui incluent une telle clause (c’est la question de l’interprétation dynamique des conventions) et (ii) pour les rares dispositions de droit interne qui y font référence.
Enfin, on peut avoir des craintes réelles quant à l’interprétation qui pourrait être donnée par le pays de source, lorsque le revenu est payé à un résident belge. Tout le monde sait en effet que bon nombre d’autorités fiscales étrangères, et non des moindres, appliquent déjà une approche beaucoup plus agressive en la matière que l’administration belge.

Conclusion

En droit fiscal belge, la notion de bénéficiaire effectif reste, à date, interprétée de manière juridique, comme en témoignent les positions prises par le service des décisions anticipées dans divers dossiers. On peut toutefois se demander quel sera l’impact des évolutions en la matière sur le plan international où, comme en atteste le récent projet de modification des commentaires OCDE en la matière, l’interprétation économique tend à se dégager. Comme souvent en fiscalité, la prudence est de mise.

Stéphane Jourdain (Deloitte)

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