La « substance »: un concept à géométrie variable

Dans le cadre d’une gestion fiscale efficace, il est courant d’utiliser des entités dites « dédiées » afin de bénéficier de certaines optimisations. Se pose toutefois la question de l’acceptabilité, par les autorités fiscales, de telles structures qui sont de plus en plus sous les feux de la rampe.

La problématique est classique, mais présente des variantes virtuellement illimitées. Elle peut être illustrée de manière simpliste via l’exemple suivant de structure de financement dite back-to-back. Si une société A doit prélever une retenue à la source sur un paiement d’intérêt fait à une société B, il pourrait être tentant d’interposer, entre A et B, une société C qui (i) peut bénéficier d’une exemption de retenue à la source sur intérêt dans le pays où A est résidente fiscale et (ii) peut redistribuer l’intérêt vers B avec un coût fiscal minimum (un spread limité).
Ce type de stratégie est généralement qualifiée de treaty shopping, et fait l’objet d’une attention de plus en plus importante au niveau international ; en témoignent par exemple:

  • Le recours à la notion de bénéficiaire effectif, concept issu du droit anglo-saxon et repris dans le modèle de convention préventive de double imposition de l’OCDE depuis 1977, qui vise à déterminer non pas qui est le bénéficiaire juridique / apparent d’un revenu, mais bien qui est le bénéficiaire économique / caché du revenu en question. Cette distinction est donc basée sur une ségrégation de la propriété. Cette notion est utilisée dans un contexte multilatéral (e.g. directive européenne intérêt / redevances), bilatéral (conventions préventives de la double imposition) ou unilatéral (mesures anti-abus / fictions de droit domestique);
  • Les clauses dites de limitation on benefits, qui sont reprises dans certaines conventions préventives de la double imposition, qui consistent en une série de tests visant à déterminer si une entité n’a pas été interposée artificiellement entre le pays de source des revenus et le pays de résidence des investisseurs. Ces clauses sont d’une complexité rare;
  • Les mesures de type controlled foreign corporations, qui visent à permettre de taxer des revenus accumulés dans une (sous-) filiale étrangère peu taxée, indépendamment de tout rapatriement effectif. Ces dispositions contiennent généralement des exceptions lorsque la (sous-) filiale en question possède une réelle activité économique, du personnel,…;
  • Les diverses mesures anti-abus permettant de contourner / nier l’existence d’une société ou l’interposition de celle-ci. Ces dispositions varient de pays à pays, mais se basent généralement sur la notion d’abus de droit.

D’un point de vue belge, il convient de constater que la notion de bénéficiaire effectif reste à date interprétée de manière juridique, à savoir en ayant égard à celui qui est le propriétaire juridique du revenu / des actifs. Par ailleurs, seule la (relativement récente) convention avec les Etats-Unis contient une clause limitation on benefits, insérée à la demande expresse de ceux-ci.
Enfin, le code des impôts sur les revenus ne connaît pas de réelle disposition de type CFC (sauf à considérer, comme le font certains auteurs, que l’article 344, §2 du Code des Impôts sur les Revenus, le « CIR » – une disposition particulièrement floue – peut être considéré comme une telle mesure). A date, les angles d’attaque le plus souvent retenus par l’administration (et notamment l’Inspection Spéciale des Impôts) sont:

  • La simulation, concept de droit civil qui consiste à faire abstraction d’actes posés (actes dits apparents) et de ne prendre en considération que l’intention réelle des parties (actes dits cachés). Pour faire bref procès, la simulation suppose que les parties n’ont pas acceptés toutes les conséquences juridiques des actes qu’elles ont posés;
  • L’article 344, §1er CIR, qui permet de requalifier un ou plusieurs actes en un ou plusieurs autres actes induisant une base imposable supérieure. Cette disposition est toutefois rédigée d’une telle manière que, dans bien des cas, elle ne peut être invoquée avec succès
  • .

Structures impliquant un minimum de substance…

Dans un contexte belge, l’exemple le plus fréquemment rencontré est l’interposition, entre des investisseurs et des investissements en Belgique, d’une double structure luxembourgeoise. Concrètement, un investisseur va constituer deux (voire plus) sociétés luxembourgeoises qui vont réaliser l’investissement dans la société belge (et en assurer le financement) comme suit:

  • L’investisseur finance la structure luxembourgeoise via du capital, des prêts (avec ou sans intérêt) et certains instruments hybrides;
  • La structure luxembourgeoise réalise l’investissement dans la société belge, et en assure le (re)financement;
    La société belge paie des dividendes / intérêts à la structure luxembourgeoise sans retenue de précompte mobilier;
    Les dividendes sont intégralement exemptés à Luxembourg;
  • Les intérêts ne sont taxables que sur un spread réduit (attention toutefois une récente circulaire administrative luxembourgeoise apporte certaines restrictions à ces schémas);
  • La structure luxembourgeoise n’est pas soumise à l’impôt sur la fortune;
  • Les revenus peuvent être rapatriés sans retenue à la source à Luxembourg via des techniques diverses et variées (liquidation partielle, paiements en vertu de prêts participatifs, total return swap,…);
  • Au niveau de l’investisseur, soit celui-ci est situé offshore (de sorte qu’il ne paie pas d’impôts), soit il est situé dans un pays connaissant une fiscalité, l’idée est alors d’utiliser des instruments hybrides (par exemple les fameux (convertible) preferred equity certificates) considérés comme des fonds propres et dont les revenus sont (partiellement) exonérés
  • .

Comme on peut le constater, de telles structures (qui sont typiquement mises en place pour des investisseurs de type private equity) sont extrêmement efficaces, pour autant bien entendu qu’elles ne puissent pas être remises en cause. Dès lors, il est devenu relativement courant de solliciter de la part du Service des Décisions Anticipées un accord préalable quant au fait que la structure luxembourgeoise dispose de suffisamment de substance pour ne pas être « écartée » d’un point de vue fiscale belge ; sur la base des décisions publiées, les critères suivants ont été développés (et sont bien entendu applicables mutatis mutandis si la société est établie ailleurs qu’à Luxembourg):

  • La société a été constituée suivant le droit luxembourgeois et le siège social de la société se situe au Luxembourg;
  • La société est considérée comme résidente fiscale luxembourgeoise, soumise au régime fiscal de droit commun au Luxembourg;
  • La société n’est pas en même temps résidente fiscale d’un autre pays que le Luxembourg;
  • La comptabilité de la société est tenue au Luxembourg, autrement dit dans le pays où la société est établie et tous les documents de la société sont archivés et conservés au siège de la société;
  • Le conseil d’administration est le seul habilité à prendre toutes les décisions-clés pour la gestion de la société;
  • La moitié des administrateurs sont résidents à Luxembourg;
  • Les administrateurs disposent de qualifications suffisantes afin de remplir leur mandat d’administrateur;
  • Toutes les réunions du conseil d’administration se tiennent au Luxembourg, avec la présence physique des administrateurs;
  • Toutes les Assemblées générales de la société se tiennent également au Luxembourg;
  • La société dispose d’un compte bancaire au Luxembourg pour ses opérations journalières;
  • La société remplit toutes ses obligations en matière de déclarations (fiscales ou autres) au Luxembourg;
  • La société dispose de bureaux au Luxembourg.

Ou structures impliquant une structure minimale!

A l’inverse de ce qui a été évoqué ci-dessus, certaines structures visent à avoir un niveau de substance extrêmement limité afin d’atteindre l’objectif d’optimisation fiscale recherché. On pense par exemple aux structures basées sur des non trading branches. Le mécanisme utilisé est basé sur les principes suivants:

  • Une société X, existante ou nouvelle, résidente fiscale dans le pays A, est utilisée pour développer des activités de holding / financement / gestion de propriété intellectuelle;
  • Ces activités sont fiscalement allouées à une succursale étrangère établie dans un pays B ayant conclu une convention préventive de la double imposition avec le pays A;
  • Par application des articles 5, 7 et 23 (sur la base du modèle OECD de convention bilatérale) de la convention applicable, le pays A reconnaît que X dispose d’un établissement stable dans le pays B, et accepte d’accorder un pouvoir d’imposition exclusif des bénéfices de l’établissement stable au pays B;
  • Dans le pays B, généralement un pays utilisant la common law (Irlande, Etats-Unis,…), l’activité exercée par la succursale est considérée comme non constitutive d’un trade, de sorte que celle-ci n’est pas assujettie à l’impôt.

De telles structures sont donc basées sur une appréciation asymétrique de la succursale (suffisante pour constituer un établissement stable du point de vue du pays A, insuffisante pour rentrer dans le champ d’application de l’impôt du point de vue du pays B), et sur le principe que les traités de double imposition ne visent qu’à allouer le pouvoir de taxation entre les Etats signataires, et non à créer une base d’imposition là où le droit fiscal interne ne le prévoit pas.
Il convient toutefois d’être vigilant, de telles structures étant dépendantes du libellé exact de la convention invoquée. En effet, si la convention en question prévoit que les revenus de la succursale doivent être (effectivement) imposés dans le pays B, quod non, le pays A pourrait ne pas être tenu d’exempter les revenus en cause.

Conclusion

Comme expliqué ci-dessus, la problématique de la substance a une importance croissante, et les législateurs nationaux ne manquent pas d’outils pour tenter de contrer les abus. A méditer donc…

Stéphane Jourdain

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