Sous-capitalisation: une règle plus effective et moins cosmétique…

Stéphane Jourdain & Geoffroy Galéa

Parmi les nouvelles mesures qui ont été adoptées par vagues successives depuis la formation du gouvernement Di Rupo Ier, une seule fera l’objet de la présente contribution: la règle de sous-capitalisation (ou ‘thin capitalization rule’). Ce sera donc l’occasion pour nous de faire un état des lieux des diverses étapes législatives qui ont modifié ce régime afin d’en esquisser le contour. Sans être exhaustif, cet aperçu devrait nous permettre de tirer les premières conclusions quant à cet élément de la réforme qui a pris effet le 1er juillet dernier.

Que faut-il entendre par règle de sous–capitalisation?

Comme son intitulé le laisse entendre, ce mécanisme fiscal anti-abus vise à éviter qu’une société ne s’endette de manière trop importante en proportion de ses fonds propres. Il s’agit donc de mettre en rapport les dettes et les fonds propres de la société afin de vérifier si un ratio légalement reconnu comme étant le seuil acceptable est dépassé. La conséquence d’un tel dépassement est le rejet, dans la mesure de ce dépassement, de la déduction à titre de frais professionnels des intérêts supportés par la société considérée comme fiscalement surendettée. En d’autres termes, la proportion des intérêts se rattachant à la partie de la dette dépassant ce plafond sera considérée comme dépense non admise et, dès lors, ne sera pas déductible sur le plan fiscal.
Cette règle d’évitement de la sous-capitalisation des sociétés, propre à l’impôt des sociétés, est aujourd’hui courante sur le plan international. Cependant, les divergences concernant les ratios ou les emprunts pris en considération permettent de considérer un mécanisme de sous-capitalisation comme étant ‘favorable’ par comparaison à un autre.
A ce titre, le dispositif tendant à éviter la sous-capitalisation telle qu’il existait en Belgique jusqu’au dénouement des négociations gouvernementales de l’année passée, était considéré comme tel. En effet, alors que certains pays comme le Royaume-Uni connaissent des ratios de non déductibilité de 1/1 (Dettes/Fonds propres) et que les dispositifs européens se trouvent en majeure partie dans une fourchette allant d’un ratio de 1,5/1 à 5/1, la Belgique connaissait depuis l’arrêté royal du 20 décembre 1996 un ratio de 7/1. Notons également que, contrairement à d’autres juridictions, la disposition belge ne prévoit pas de test au niveau du compte de résultats (e.g. charges d’intérêts déductibles limitées à un certain pourcentage du résultat opérationnel), et que les charges d’intérêts considérées comme excédentaires ne peuvent faire l’objet d’un report sur un exercice ultérieur.
Il fallait entendre par ‘emprunt’ les emprunts autres que les obligations ou autres titres analogues émis par appel public à l’épargne. Dans le régime antérieur, seuls pouvaient être rejetés les intérêts d’emprunts payés ou attribués à des bénéficiaires effectifs bénéficiant d’un régime fiscal plus favorable que le régime belge.

Un durcissement du régime antérieur

Par la loi-programme du 29 mars 2012, la règle de capitalisation 7/1 logée à l’article 198, 11° CIR est remplacée par un ratio de 5/1 qui reste toutefois en-dessous des ratios imposés dans la plupart des autres pays. 
Désormais, par « emprunt » il faut comprendre d’une part, tous les prêts intra-groupe (le groupe étant défini par référence à la notion de société liée contenue à l’article 11 du Code des Sociétés) et d’autre part, tous les prêts dont le bénéficiaire effectif d’intérêts n’est pas soumis à l’impôt sur le revenu ou est soumis (à l’égard des revenus d’intérêt) à un régime fiscal nettement plus avantageux que le régime fiscal commun belge. De cette notion de « régime fiscal plus avantageux », le législateur a décidé, à bon droit, de rejeter les régimes fiscaux des Etats membres de l’Union Européenne ainsi que ceux des Etats appartenant à l’Espace Economique Européen sans être membres de l’Union Européenne.
Comme c’était déjà le cas auparavant, les obligations et autres titres de créance émis par appel public à l’épargne ne sont pas pris en compte. Dorénavant, la mesure ne s’appliquerait pas non plus aux emprunts accordés par des établissements financiers visés à l’article 56, §2, 2° CIR.
De même, la nouvelle règle ne s’applique pas aux emprunts contractés par les entreprises actives dans le leasing mobilier (Cf. article 2 de l’Arrêté Royal n° 55) ainsi que les entreprises dont l’activité principale consiste en factoring ou leasing immobilier, à condition que ces entreprises appartiennent au secteur financier et dans la mesure où les sommes empruntées sont effectivement utilisés pour ces types d’activités. Cette exclusion est le résultat d’un lobbying intensif.
Selon l’exposé des motifs, il faut entendre par « secteur financier » les sociétés qui sont soumises en permanence au contrôle prudentiel de la Banque Nationale de Belgique et de l’Autorité des Services et Marchés Financiers. 
Ne sont pas non plus soumises à la nouvelle règle de sous-capitalisation les entreprises dont l’activité principale consiste en la réalisation d’un projet de partenariat public-privé, attribué à la suite d’une mise en concurrence conformément à la législation en matière de marchés publics. 
A l’instar du régime antérieur, par « fonds propres » il faut entendre la somme des réserves taxées au début de la période imposable et le capital libéré à la fin de la période imposable. Pour les associations sans but lucratif et fondations qui sont soumises à l’impôt des sociétés, le capital libéré se définit comme les fonds associatifs tels qu’ils ressortent du bilan. En termes pratiques, il est important de noter que, si le montant des fonds propres servant de dénominateur pour le calcul doit être effectué en tenant compte du capital à la fin de l’année, il convient de respecter le ratio en question à tout moment au cours de l’exercice. Ceci implique donc un travail de suivi récurrent afin de déterminer si et dans quelle mesure le ratio pourrait, à une certaine date, être dépassé. Le cas échéant, cela permettra au contribuable prévoyant de prendre action avant la fin de l’année pour, via une augmentation de capital, se soustraire à l’application de cette disposition.
Une mesure anti-abus prévoit en outre que les prêts garantis ou financé par une tierce partie (partie supportant la totalité des risques de l’emprunt) pourraient être considérés comme accordés par cette tierce partie (cf. la mesure anti-channeling applicable en matière de QFIE), et donc voir la déductibilité des intérêts y afférents restreinte, si la transaction est principalement inspirée par des considérations fiscales. Nous estimons à cet égard que l’application de cette disposition en cas de garantie octroyée par, par exemple, la maison-mère de la société belge emprunteuse ne devrait que rarement pouvoir être invoquée; il est en effet de pratique courante, et certainement dans le contexte économique actuel, que les banques exigent de telles garanties comme condition sine qua non d’octroi du financement.

Activités de financement intra-groupe

Postérieurement à la loi dont question ci-dessus, le Conseil des ministres a proposé un amendement ayant pour but d’apporter la solution annoncée aux potentielles conséquences néfastes de la nouvelle règle de sous-capitalisation pour les groupes qui centralisent certaines activités de financement intra-groupe en Belgique. Il aurait en effet été fâcheux d’avoir, de longue date, attiré des centres de trésorerie en Belgique pour, via une disposition fiscale qui n’a pas pour objet de les viser, réduire leur attractivité fiscale à néant et les pousser à quitter notre territoire. La solution proposée par le Conseil des ministres consiste en une compensation de l’intérêt relatif à des activités de gestion centralisée de trésorerie. Le mécanisme de compensation implique que pour l’application de la règle de sous-capitalisation les intérêts reçus ou obtenus seraient déduits des intérêts payés ou attribués. Cet amendement a obtenu force légale par la loi-programme du 22 juin 2012.
La compensation des intérêts est possible si le contribuable est capable de démontrer que l’intérêt se rapporte à des transactions de gestion centralisée de trésorerie, accomplies en vertu d’une convention cadre entre sociétés liées. La charge de la preuve est donc supportée par le contribuable.
La gestion centralisée de trésorerie comprend principalement le cash pooling (la gestion quotidienne de trésorerie) et exceptionnellement certaines formes de gestion de trésorerie à plus long terme.
Plus particulièrement, concernant les activités qui sont accomplies en application de cette convention cadre de financement, les intérêts qui devront être pris en compte pour l’application de la thin capitalization rule ressortent de la différence positive entre d’une part, les intérêts payés ou attribués afférents à des sommes mises à sa disposition par des sociétés du groupe et, d’autre part, les intérêts reçus ou obtenus afférents à des sommes qu’elle met effectivement à la disposition de sociétés du groupe dans le cadre de cette convention-cadre de gestion centralisée de trésorerie (à l’exception des établissements visés à l’article 56, § 2, 2°, et des sociétés visées au § 3, alinéa 3 ou établies dans un autre Etat membre de l’Espace Economique Européen et exerçant des activités analogues à ces dernières).
Pour la détermination de la différence positive susmentionnée, il n’est pas tenu compte des intérêts reçus ou obtenus afférents à des sommes que la société chargée de la gestion centralisée met à la disposition de sociétés du groupe qui ne sont pas assujetties à l’impôt belge des sociétés ou à un impôt étranger analogue, ainsi qu’à celles établies dans un pays dont les dispositions du droit commun en matière d’impôt sont notablement plus avantageuses qu’en Belgique.

Qu’en conclure?

Les modifications ainsi apportées au dispositif antérieur de sous-capitalisation rendent une fois de plus compte du désir d’atténuer le nombre de « niches fiscales » que compte la législation de notre pays. La rigueur budgétaire étant de mise, il ne fait aucun doute que la modification d’une règle anti-abus qui n’avait d’effectif que le nom était inévitable. Dès lors, il convient, depuis le 1er juillet dernier, de considérer que cette règle en sa nouvelle mouture permettra, plus effectivement et de façon plus équilibrée que sa version précédente, aux autorités fiscales d’éviter les abus en matière de surendettement fiscal des sociétés.

Geoffroy Galéa et Stéphane Jourdain (Deloitte)

Poster un commentaire

*